Féminicides : la grande indulgence pour ces « petits vieux qui pêtent les plombs»
Alors que les meurtres de femmes âgées concernent presque un tiers des féminicides, leurs époux suscitent souvent une certaine empathie, considérés comme « dépassés » par la maladie ou la vieillesse de leur compagne.
Faire oublier un féminicide en l’inscrivant dans un débat plus général sur l’euthanasie, c’est drôlement bien pensé. Le 30 octobre 2024, Bernard Palot, 78 ans, a été acquitté pour avoir étranglé son épouse malade avec un fil électrique. Le parquet a fait appel. Mais l’homme, qui a plaidé avoir agi « par amour », pour « mettre fin aux souffrances de sa femme », a acquis à sa cause l’ensemble de la presse française, qui y a vu une preuve de plus qu’il serait temps de faire évoluer la loi sur la fin de vie. « Dans ce cas, je me demande pourquoi les femmes, elles, n’euthanasient pas leur conjoint lorsqu’il est grabataire, en leur réglant leur compte en les étranglant ou en leur tirant dessus avec un fusil. Ces interprétations tendent à faire oublier qu’il s’agit d’un crime typiquement masculin, lié à des dynamiques de domination masculine d’un homme qui ne supporte plus d’être aidant », tempête Julia, membre du collectif Féminicides par compagnon ou ex.
Les féminicides de femmes âgées passent sous le radar. Ici, on parle d’un « suicide de couple », comme le 30 novembre 2024 à Ris-Orangis (Essonne), où une femme de 89 ans a été retrouvée avec une plaie à la tempe, quand son mari de 95 ans avait le fusil pointé sur son menton. Là, l’avocat plaide le « crime d’épuisement, le crime d’impuissance » d’un homme de 88 ans face à la maladie d’Alzheimer qui allait « engloutir son épouse ». Il l’a tuée à coups de couteau à Paris, en 2017.
Longtemps, ces crimes n’étaient même pas comptabilisés dans les statistiques. La première enquête nationale répertoriant les violences faites aux femmes s’arrêtait à 69 ans. Le Grenelle des violences conjugales de 2019 n’en faisait pas non plus mention. Aujourd’hui, des chiffres existent, et ils sont éloquents : en 2024, 32 femmes de plus de 60 ans ont été tuées, sur 93 féminicides en 2024. Soit 34 % des crimes, selon le collectif Féminicides par compagnon ou ex.
Un rapport de la plateforme de diagnostic pour les violences conjugales Opale Care a montré que les femmes de plus de 60 ans étaient bien plus exposées aux violences conjugales que la moyenne nationale. « Les femmes âgées sont largement invisibilisées par les pouvoirs publics. En témoigne un manque criant de chiffres pour documenter le phénomène, note pour le journal Midi Libre Vigdis Morisse-Herrera, à l’origine du rapport. Les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur notamment pour les taux de victimes par taille d’unité urbaine et les taux départementaux, ne mentionnent pas les femmes de plus de 64 ans ! Un comble quand on sait que ces femmes, plus isolées socialement, plus dépendantes économiquement, parfois avec une santé fragile, sont les plus vulnérables de toutes. »
« La notion de « femmes malades » qui intervient comme une justification vient dire quelque chose sur la capacité des hommes à assurer le soin de femmes qui se sont occupées d’eux toute leur vie, et qui ne supportent pas que le rapport s’inverse. La maladie intervient comme une rupture : la femme qui a toujours été au service de son mari n’a plus le rôle de femme au foyer qu’elle a pu avoir jusqu’ici. C’est à ce moment-là que des hommes décident de tuer leur femme, soi-disant car ils sont dépassés », poursuit Julia. Encore faut-il que la mort par féminicide ait été établie. « Souvent, on a tendance à penser que si une femme âgée décède, c’est de manière naturelle. On ne va pas penser de façon systémique au meurtre par son mari ; il est plus facile de considérer qu’il s’agit d’un AVC ou d’une chute », note Johanna Dagorn, sociologue à l’université de Bordeaux.
Dépendance financière
La sociologue se souvient de cette femme, en milieu rural, qui était un jour entrée dans les locaux d’une association. 92 ans. Elle n’avait jamais parlé de sa souffrance à personne, mais ce jour-là, en voyant écrit sur la devanture « droits des femmes », elle a changé d’avis. Et a raconté pendant trois heures 70 ans de violences conjugales, toute une vie de calvaire. Dépendante financièrement de son mari, elle n’avait jamais songé à le quitter, ou même à témoigner, jusqu’au décès de celui-ci. « C’est très symptomatique de ce milieu-là. Une grande partie des femmes âgées ont été dépendantes financièrement de leur mari toute leur vie, ce qui rend très difficile la rupture. Elles ont des stigmates d’une vie de violence, et n’ont pas les possibilités de s’en sortir, jusqu’à ce que le drame advienne. En milieu rural, le contrôle social empêche la parole de se libérer, d’autant plus pour ces femmes âgées », raconte Johanna Dagorn. Jusqu’au jour où une nouvelle génération de sexagénaires, plus indépendantes et plus citadines, décident finalement de quitter leur mari. « Les risques de féminicides explosent quand les femmes quittent leur conjoint. Ces hommes ne peuvent accepter l’idée de se débrouiller seuls après une vie à avoir été servis par elles », ajoute Johanna Dagorn. Le 2 août 2019, Abderrahmane Khalid, 83 ans, a tué son épouse Akila à coups de bêche parce que celle-ci demandait enfin le divorce, après 54 ans de mariage. Akila, après une vie de violences conjugales, commençait à prendre son indépendance.
Elle s’était inscrite à des cours d’anglais, d’informatique, faisait des joggings avec sa voisine. L’expert a conclu que l’émancipation de son épouse constituait une perte « des repères de la fonction vitale de son organisation psychique » d’un octogénaire qui avait une « conception ancienne du couple ». Autrement dit, les meurtres des personnes âgées répondent à des logiques très communes pour des féminicides, poussées cette fois à leur paroxysme.
Lui a été condamné à 20 ans de réclusion, ce qui est relativement rare. Car ces hommes-là bénéficient souvent d’une certaine indulgence de la part de l’opinion publique, ou même de la justice, considérés comme des petits vieux inoffensifs qui ont agi par amour ou par désespoir. « 23 % de ces meurtriers se suicident. Et quand ils ne se suicident pas, ils sont souvent acquittés », note Julia, du collectif Féminicides par compagnon ou ex. Comme cet accusé de 61 ans, acquitté par la cour d’assises de l’Aude au bénéfice du doute. Il était accusé de « violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner », après avoir appelé les urgences car son épouse aurait « fait une chute en sortant du bain ». Un acte d’amour, sans doute.