Réforme des retraites : les seniors mis à l’index : Analyse
Une arme massive pour favoriser l’emploi des seniors ? Plutôt un simple pistolet à eau, qui réussit l’exploit de ne satisfaire personne ou presque. L’«index seniors» inscrit par le gouvernement à l’article 2 de son projet de loi sur les retraites, dont l’examen à l’Assemblée nationale a démarré lundi dans la douleur en séance publique, doit être la pièce maîtresse de sa politique en faveur du maintien dans l’emploi des salariés les plus expérimentés. Enjeu crucial : le report de l’âge légal de départ à 64 ans, doublé d’une accélération de l’allongement de la durée de cotisation, va mécaniquement fragiliser la fin de carrière de nombreux salariés.
Et pourtant, le texte se révèle évasif : à son article 2, il prévoit que dans les entreprises d’au moins 300 salariés, « l’employeur publie chaque année des indicateurs relatifs à l’emploi des salariés âgés ainsi qu’aux actions mises en œuvre pour favoriser leur emploi au sein de l’entreprise». Mais il renvoie la liste des indicateurs en question à un décret qui doit être pris « après concertation» avec les organisations syndicales et patronales. « Cette mesure, c’est comme un radar. Que veut-on mesurer ? La proportion de seniors dans une entreprise ? Le nombre d’embauche de seniors ? Ce n’est pas limpide, et cela doit se discuter », constate Bruno Coquet, chercheur associé à l’Observatoire français des conjonctures économiques de Sciences-Po Paris.
Pas limpide, et pas très contraignant non plus : dans le projet du gouvernement, il n’est pas prévu que les «mauvais élèves» soient sanctionnés. La seule menace financière porte sur une obligation de publier l’index, sous peine de se voir appliquer une pénalité à hauteur de 1 % de la masse salariale. Largement insuffisant pour plusieurs syndicats : la CFDT voulait «un changement de paradigme» et la CGTréclamait des obligations de résultat, sous peine de voir s’envoler les nombreuses exonérations de cotisations sociales ou aides dont bénéficient les employeurs : «C’est quand même fort que les entreprises utilisent nos propres impôts pour financer nos licenciements», dénonçait Catherine Perret, numéro 2 du syndicat, début janvier.
«A quoi peut servir un index ?»
Ces derniers jours, l’exécutif a concédé ce que, dans le jargon de cette réforme, on appelle des « bougés ». Sur les entreprises concernées d’abord, la Première ministre, Elisabeth Borne, s’est dite prête à descendre le seuil jusqu’à celles comptant au moins 50 salariés. Un retour en arrière plus qu’une vraie concession : le 15 décembre, le ministre du Travail, Olivier Dussopt, avait évoqué un seuil à 50 salariés, mais le gouvernement avait finalement retenu 300. Sur la coercition ensuite, Elisabeth Borne a annoncé sur France 2 jeudi que si des entreprises ne mettent pas en œuvre un plan d’action ou ne corrigent pas leurs mauvaises pratiques, « alors il pourrait y avoir des sanctions». Là encore, une option déjà évoquée ces dernières semaines, notamment par le ministre des Comptes publics, Gabriel Attal.
La Première ministre a employé le conditionnel, mais cela a suffi à mécontenter le patronat. Quand le Medef ne cesse de répéter, par la voix de son président Geoffroy Roux de Bézieux, que sanctionner les entreprises sur leurs résultats reviendrait carrément à «soviétiser et bureaucratiser l’économie», la CPME évoque un «piège». « Si on met des mesures coercitives, cela verrouillera l’embauche des seniors », prévient son président François Asselin. « C’est une question de culture collective, et pas seulement celle des entreprises. On doit se ressaisir collectivement par rapport à cela », ajoute-t-il, pointant une « incompréhension » : «A quoi peut servir un index ? A maintenir dans l’emploi les seniors ou à favoriser leur embauche ? Si une entreprise de 50 salariés rencontre des difficultés et fait un plan social, faudra-t-il qu’elle licencie les jeunes plutôt que les anciens ?» De même, le Medef s’interroge sur ce que signifie un taux de seniors dans une entreprise, arguant que lorsque des jeunes sont recrutés massivement, la proportion de salariés plus âgés chute mécaniquement.
Pour améliorer le taux d’emploi des seniors, plusieurs mesures ont été essayées. De la contribution Delalande des années 80 aux contrats de génération sous François Hollande en passant par les CDD seniors ou les CDI inclusion, toutes ont échoué. Le taux d’emploi des seniors en France s’est certes amélioré de dix points cette dernière décennie, mais il reste l’un des pires en Europe. Avec seulement 53,8 % des 55-64 ans en emploi en 2020 selon le ministère du Travail, le taux français est bien loin des taux suédois ou allemands, au-delà des 70 %. Trois ans avant l’âge d’ouverture des droits, après 59 ans, un pic de licenciements et de ruptures conventionnelles est constaté. Ce phénomène, les économistes l’appellent « l’effet horizon», qui s’apparente parfois à une préretraite financée par Pôle Emploi.
« Le sas de non-emploi ne se résorbe pas»
Mais ceux qui ne sont pas en emploi ne sont pas pour autant au chômage. Le dernier rapport du Comité d’orientation des retraites ne fait pas seulement des projections sur le déséquilibre supposé du système, il détaille aussi la situation des nouveaux retraités du régime général (soit la très grande majorité) en 2019. Dans les mois précédant l’ouverture de leurs droits, un peu plus de la moitié d’entre eux (55 %) avaient validé des trimestres dans le cadre d’un emploi, un quart avait fait de même, mais en étant au chômage, en invalidité, ou en maladie. Le dernier quart n’avait validé aucun trimestre dans l’année précédant la liquidation de leurs droits. « Ce que l’on observe aujourd’hui, c’est que les gens qui étaient en emploi l’ont gardé, explique l’économiste Bruno Coquet. En revanche, ceux qui perdent leur emploi et qui passent par le chômage après 50 ans ont très peu de chances d’en retrouver un. La probabilité de retour à l’emploi d’un chômeur senior est la plus basse de toutes les catégories. Elle est inférieure à celle d’une personne handicapée, elle revient au même niveau quand un senior a suivi une formation.»
Dans ces conditions, quels effets peut-on attendre du projet de réforme ? Pour le gouvernement, il ne fait guère de doute que celle-ci va mécaniquement entraîner une hausse de leur taux d’emploi, comme on a pu l’observer à la suite de la réforme de 2010 ayant repoussé l’âge légal de 60 à 62 ans, puis de la réforme Touraine allongeant progressivement la durée de cotisation à quarante-trois ans. Mais cela ne signifie pas, loin s’en faut que la situation de l’ensemble des travailleurs expérimentés s’en trouvera améliorée. « Même lorsque l’âge légal de départ est reporté, le sas de non-emploi, dont la durée moyenne est de dix-huit à vingt-quatre mois, ne se résorbe pas », souligne ainsi Antoine Bozio, directeur de l’Institut des politiques publiques à l’Ecole d’économie de Paris. En étudiant la situation des premières générations concernées par la réforme de 2010, Michael Zemmour, économiste au centre d’économie de la Sorbonne, a quant à lui constaté que la situation «ni emploi ni retraite » avait nettement progressé chez les ouvriers. Si bien qu’en 2019, près d’un ouvrier âgé de 59 à 61 ans sur trois se retrouvait dans cette situation.
Aux effets du projet de réforme vont s’ajouter ceux d’une autre réforme entrée en vigueur la semaine dernière, celle de l’assurance chômage. « La durée d’indemnisation des seniors a baissé de trois trimestres, rappelle Bruno Coquet. On ne sait pas encore combien de personnes seront concernées, mais en théorie, cela va toucher massivement les générations qui partent à la retraite d’ici 2030.» Un cocktail explosif.