Les grands-parents doivent-ils obéir à leurs enfants quand ils gardent les petits ?
J’ai reçu il y a quelque temps ce courrier d’un grand-père :
« Je voudrais vous entretenir d’un sujet délicat qui est la gestion simultanée de petits-enfants élevés selon des modèles éducatifs divergents. Nous avons “en magasin” des parents focalisés sur la nourriture et des parents focalisés sur le sommeil, des permissifs et des rigoristes, des protecteurs centripètes et des explorateurs centrifuges. De plus, les focalisés sommeil se fichent de la nourriture et les focalisés nourriture se fichent du sommeil. Quand on a en même temps les différents modèles, la situation devient critique. Nourriture versus sommeil… Faire deux (ou trois) dortoirs à horaires décalés, et deux (ou trois) services avec deux (ou trois) menus, est totalement impossible. Donc on triche (voire on ment) : fini les siestes chronométrées et les couchers avant le soleil, terminé les cinq fruits et légumes par jour. Les mangeurs deviennent des dormeurs et les dormeurs deviennent des mangeurs. Et le plus beau, c’est que chacun retrouve son biorythme dès le retour à la maison. Tout ça pour dire, chers parents, que vous pouvez vous rassurer en laissant à vos ancêtres une longue liste de recommandations mais ne cherchez pas à savoir si elles ont été respectées… »
Ce message m’a fait rire, sans doute parce que ce monsieur n’est ni mon père ni mon beau-père. Il m’a aussi fait réfléchir. De par certaines de mes amies, j’ai eu vent de ces frictions au moment du passage de relais chez les grands-parents. « Ils leur donnent n’importe quoi à manger », « ils les mettent devant la télé », « ils leur achètent des babioles horribles »…
Moi, un peu bêtement, je leur répétais un proverbe que j’affectionne : « A Rome, fais comme les Romains. » C’est-à-dire, dans mon esprit, que l’on s’adapte à l’environnement, et qu’on accepte que les choses se passent autrement pour la prunelle de nos yeux lorsqu’ils en sont loin, de nos yeux.
J’ai entrepris d’aller voir comment ces moments étaient vécus par d’autres, et singulièrement du côté des grands-parents eux-mêmes. Quelques données d’abord, pour que vous ayez une idée de l’ampleur de ce « mode de garde » informel : en France, il y a 15 millions de grands-parents, selon une étude de l’Insee de 2013 (la dernière disponible). Les femmes deviennent grands-mères à 54 ans en moyenne, et les hommes, grands-pères, à 56 ans – soit bien avant la retraite. Les deux tiers des enfants de moins de 6 ans sont occasionnellement confiés à leurs grands-parents, d’après une étude du ministère de la santé de 2018. Enfin, la moitié des grands-parents consacrent huit heures par semaine et au moins vingt et un jours de vacances par an à leurs petits-enfants, selon un sondage réalisé par l’IFOP en 2021.
Ces sollicitations diffèrent selon le milieu social, car tous les grands-parents ne peuvent pas s’investir de la même façon, comme l’explique le chercheur Morgan Kitzmann dans un article de L’Ecole des parents (2021) : tandis que l’on fait plus facilement appel aux grands-parents dans les familles les plus diplômées, il s’agit dans ces cas-là plutôt d’une garde ponctuelle et de loisirs. Dans les familles modestes, la garde sera plus souvent régulière, voire intensive.
Comment ces grands-parents vivent-ils les demandes, voire les exigences de leurs enfants ? Comment faire en sorte que tout se passe bien ? J’ai posé la question à Régine Florin, la présidente de l’Ecole des grands-parents européens (EGPE) Paris Ile-de-France, un espace de discussion et de rencontres, et une ligne d’écoute, « Allô grands-parents » (01-45-44-34-93). Elle est résolument rassurante. Son credo tient en trois points :
« 1. On admire nos enfants. Ils ont des vies prenantes, ils doivent composer avec des conseils éducatifs venus de toutes parts. Souvent, ils sont très investis dans leur parentalité, parce qu’ils ont eu des enfants plus tard et moins nombreux. Ils font des choses qu’on n’a jamais faites nous-mêmes. Donc bravo !
2. Tout ce qu’ils donnent comme consignes, on les reprend, on verbalise leurs angoisses.
3. On fait au mieux, et si on est passés à côté de certaines demandes, on n’en parle pas. »
Régine Florin donne quelques astuces pour diminuer les inquiétudes : lorsque les enfants sont petits, demander aux parents de ne pas téléphoner le soir, car « le bout de chou qui allait parfaitement bien se met à pleurer ». Suggérer à la place un appel en journée, lorsque les bambins sont en pleine activité ; voire proposer d’envoyer un petit film quotidien plutôt qu’un appel vidéo pénible pour tous.
On peut aussi s’autoriser quelques libertés, me dit-elle en évoquant une amie grand-mère qui envoyait chaque jour des photos des enfants à leurs parents. Un jour, elle a reçu un message courroucé de la mère, qui s’était aperçue que son fils portait deux jours de suite le même jean. Après un moment de découragement (« si ça continue comme ça, je vais arrêter de les garder »), la grand-mère a trouvé une ruse : envoyer des photos en pyjama, ou bien à d’autres moments – plutôt que de tout passer à la machine chaque jour.
La présidente de l’EGPE ajoute que, bien souvent, ces tensions s’apaisent avec le temps : les parents sont plus stressés de confier leur premier enfant que les suivants, et les petits que les grands. Quel que soit l’âge, insiste-t-elle, il y a cependant bien des frontières à ne pas franchir. « Etre grand-parent, c’est une ascèse, dit-elle. Vous ne vous substituez pas aux parents, ils sont l’autorité suprême. Je n’achète pas un vêtement non validé par les parents, ni un portable, ni rien. Cela n’empêche évidemment pas de proposer aux parents d’emmener les petits-enfants dans une boutique pour un petit cadeau. Mais on ne s’immisce pas dans les choix éducatifs. »
C’est également ce que me dit au téléphone Marie-Claude Mietkiewicz, enseignante-chercheuse en psychologie, coautrice de Grands-parents et grands-parentalités (Erès, 2005) : « Les grands-parents sont en seconde posture donc ce n’est pas à eux de décider. Ils peuvent contribuer, ils peuvent aider. Si une situation est vraiment grave, ils ont le droit ou le devoir d’intervenir, mais ils n’ont pas à tenir les rênes. Pour que les relations restent fluides et qu’il n’y ait pas d’affrontement. »
A l’attention des parents, elle rappelle que découvrir d’autres façons de faire est une richesse pour les enfants. « Les enfants très jeunes savent très bien faire la différence : dans quelle maison ils peuvent garder leurs chaussures, dans laquelle ils doivent débarrasser, etc. » Cela m’a rappelé notre stupéfaction lorsque mon fils, qui était vissé à sa tétine chez nous, entrait chez ses grands-parents et allait immédiatement la déposer sous son oreiller jusqu’au soir. « C’est là-dedans qu’ils se construisent, dans cet espace de liberté entre les règles », ajoute Régine Florin.
Conclusion : il faut une dose de souplesse de part et d’autre. Et, comme le formule Marie-Claude Mietkiewicz, espérer que, consciemment ou non, chacun ne soit pas trop tenté de « chercher la bagarre » – car bien des rivalités se réactivent entre les générations à la naissance des petits-enfants.
En 2012, des sociologues néo-zélandaises ont observé l’attitude de 29 grands-parents, un savant équilibre entre investissement et réserve qu’elles ont nommé « implication sans interférence ». Régine Florin le résume d’une formule choc : « Etre grand-parent, c’est apprendre à se taire ! » Etre parent aussi, un peu.
Clara Georges, Journaliste, paru dans Le Monde Darons, Daronnes du 7 mai 2025
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