Les « divorces gris » : ils vécurent heureux, eurent beaucoup d’enfants, puis se séparèrent à l’âge d’être grands-parents

Publié le par Or gris : seniors acteurs des territoires, dans une société pour tous les âges

Après des décennies de vie commune, leur mariage se solde, à 50 ans passés, par un « divorce gris » – comme la couleur de leurs cheveux. En nette augmentation, ces séparations sur le tard, reflet d’une quête accrue d’épanouissement personnel,

Sous le ciel bas d’Eure-et-Loir, un soir d’automne, Magali découvre, à l’âge de 59 ans, que la quiétude de la campagne ne protège pas des tempêtes de l’intime. Après vingt-cinq ans de mariage, son mari lui annonce qu’il la quitte : « Il voulait changer de vie, il ne se retrouvait plus dans notre couple. Quelques mois après, j’apprends qu’il est tombé amoureux d’une femme plus jeune. Je n’avais jamais ressenti une telle douleur. » Vingt, trente, quarante ans de vie commune… et, soudain, tout s’arrête.

Les « divorces gris » – en référence à la couleur de cheveux des protagonistes – gagnent en visibilité. Longtemps discret, ce phénomène est désormais confirmé par les chiffres. Selon une étude de l’Institut national d’études démographiques(INED) publiée en février 2021, les divorces impliquant un homme de plus de 50 ans représentaient 38 % de l’ensemble des ruptures en 2016, soit plus du double par rapport à 1996, où ils ne concernaient que 17 % des cas. Chez les femmes quinquagénaires, la tendance est similaire : elles représentaient 29 % des divorces en 2016, contre 11 % vingt ans plus tôt. La part relative des divorces impliquant des couples de plus de 60 ans a même triplé pendant cette période.

Cette hausse s’explique en partie par la taille des populations concernées, plus nombreuses qu’auparavant, mais pas uniquement, explique Anne Solaz, directrice de recherche à l’INED et autrice de l’étude. Selon elle, ces chiffres reflètent une génération, celle des baby-boomeurs, qui a grandi dans un contexte où le divorce devenait progressivement monnaie courante. « Ils connaissent plusieurs personnes dans leur entourage qui ont vécu des séparations. Cela leur semble moins tabou que pour les générations précédentes », analyse Anne Solaz. L’espérance de vie plus longue joue également un rôle. Vivre plus longtemps, c’est envisager d’autres horizons, même après plusieurs décennies de vie commune, ajoute la sociologue, qui note aussi un changement d’attitude générationnel : « Ces baby-boomeurs sont en quête d’épanouissement même à des âges avancés, et sont peut-être moins prêts que leurs aïeux à supporter une relation de couple insatisfaisante. »

« J’en ai eu marre de le tirer vers le haut »

Wanda Josserand, ex-infirmière de 63 ans, se souvient parfaitement du jour où elle a décidé de mettre fin à son mariage avec Georges (le prénom a été modifié). Cette habitante de la région grenobloise visitait une maison à acheter avec son mari, une bâtisse au beau milieu d’un village déserté, en Isère, lorsque ce dernier lui lance : « Cette maison sera mon cercueil. » Une phrase lourde de sens, qui colle au caractère solitaire de Georges, mais qui, pour Wanda, marque une rupture. « Cela m’a achevée. J’ai compris que je ne voulais plus vivre de cette manière », confie-t-elle. Wanda, plus sociable, souhaitait une vie moins recluse, dans une maison où elle pourrait accueillir amis et proches.

Elle part, après trente ans de vie commune : « J’en ai eu marre de le tirer vers le haut, de prendre des décisions, de voir peu de monde car il ne voulait pas, de ne pas voyager. J’ai divorcé pour enfin vivre la vie à laquelle j’aspirais », raconte-t-elle.

Pour Serge Guérin, sociologue spécialiste du vieillissement, ce type de décision est courant, particulièrement chez les quinquagénaires encore actifs. Il ajoute que la conquête d’une indépendance économique, notamment chez les femmes issues de la génération du baby-boom, permet d’envisager plus facilement un autre projet de vie : « Contrairement à leurs aînées, elles touchent une retraite, ce qui leur confère une certaine liberté. »

L’éloignement des enfants, désormais adultes, joue souvent un rôle dans les divorces tardifs. Lorsque le couple se retrouve les yeux dans les yeux, des désaccords longtemps tus peuvent refaire surface avec une intensité accrue. « Les différences et les oppositions, parfois mises de côté pour préserver l’harmonie du foyer, deviennent beaucoup plus marquées une fois les enfants partis », explique Nicole Prieur, thérapeute spécialiste de la famille et autrice de Les Trahisons nécessaires. S’autoriser à être soi (Robert Laffont, 2021).

Le poids de la culpabilité

Plus simplement, l’infidélité ou l’apparition d’un nouvel amour peuvent bouleverser les trajectoires de couples unis depuis de nombreuses années. Claudine, fonctionnaire de 54 ans, évoque avec amertume sa séparation d’avec Patrice (le prénom a été modifié). Il y a quatre ans, après vingt-cinq ans de vie commune, elle découvre par son fils que son mari entretient une relation extraconjugale : « Cela m’a complètement détruite. Je n’avais jamais soupçonné de liaisons de sa part. J’ai été en dépression pendant deux ans », confie-t-elle.

Ces ruptures tardives bouleversent bien au-delà du couple, déstabilisant parents et enfants, souvent eux-mêmes engagés dans leur propre vie de famille. Pour Wanda, qui a pourtant été à l’initiative de son divorce, le poids de la culpabilité reste un souvenir marquant : « J’avais éclaté le clan familial, et cette responsabilité m’a valu des années de thérapie. » L’incompréhension de ses parents, alors âgés de 85 ans et catholiques pratiquants, a également laissé des traces : « Ils ne comprenaient pas que je puisse dire que je ne l’aimais plus. A leurs yeux, je ne manquais de rien

Ce regard parental, malgré l’âge des divorcés, continue de peser lourd, observe Nicole Prieur. A 60 ans, nombreux sont ceux qui craignent encore le jugement de parents issus de générations aux mœurs plus traditionnelles, attachées à des valeurs familiales immuables. « On parle souvent de la réaction des enfants, mais l’avis des parents reste important, même à un âge avancé », souligne-t-elle. Certains divorcés redoutent aussi de raviver des blessures chez des parents qui, eux-mêmes, n’ont jamais pu franchir le pas de la séparation.

Pour les enfants, ces ruptures tardives sont parfois des chocs difficiles à surmonter. Farid (le prénom a été modifié), professeur d’anglais de 31 ans en région parisienne, évoque avec amertume la séparation de ses parents, alors âgés de 53 et 64 ans : « Ils représentaient un modèle. J’admirais la longévité de leur couple, et tout cela s’est brisé. J’ai eu l’impression que cela remettait en cause ce que je croyais être des années de bonheur, mais qui ne l’étaient peut-être pas pour eux. » Nicole Prieur note que « l’image des origines vacille », créant une véritable crise dans la représentation familiale.

Des sites de rencontre version seniors

Comment envisage-t-on l’amour après un divorce et un demi-siècle de vie derrière soi ? Selon la même étude de l’INED, les seniors « peuvent plus facilement qu’auparavant reformer un couple après une rupture conjugale ». Cette nouvelle réalité s’appuie sur un marché florissant : Disons Demain, la branche senior du site de rencontre Meetic, revendique 1 million d’inscrits depuis sa création en 2017. D’autres plateformes, comme Club-50plus, Nos Belles Années, Elite Rencontre Seniors ou Singles50, témoignent également d’un engouement croissant.

Cependant, cette quête d’amour tardive n’échappe pas aux inégalités : à 75 ans, on compte trois femmes sans partenaire pour un homme, rappelle l’étude de l’INED. Une asymétrie qui s’explique par la différence d’espérance de vie entre les sexes (en 2024, elle a atteint 80 ans pour les hommes et 85,6 ans pour les femmes, selon le dernier bilan démographique de l’Insee), « mais aussi par le fait que, dans les couples, la femme est en général plus jeune que l’homme, si bien que le risque de connaître le décès du conjoint est bien plus fort pour les femmes que pour les hommes », ajoute Anne Solaz. De plus, les écarts d’âge entre nouveaux partenaires sont à l’avantage des hommes, qui s’unissent avec des conjointes en moyenne plus jeunes qu’eux.

L’envie d’aimer à nouveau n’a jamais quitté Wanda. Dix ans après son divorce, l’ancienne infirmière a trouvé une nouvelle complicité avec Antoine (le prénom a été modifié) : « On voyage, on voit des amis, je me construis la vie que je souhaitais », confie-t-elle tout sourire. Pourtant, leur relation s’est dessinée selon des contours différents. Pendant huit ans, ils ont choisi de vivre séparément, avant qu’Antoine ne s’installe enfin auprès d’elle, dans un village des environs de Grenoble. Wanda apprécie cette liberté préservée, notamment lorsque son compagnon part rendre visite à ses enfants à Perpignan : « Je le laisse volontiers mener sa vie de son côté. J’aime garder une certaine indépendance, et je ne le suis pas systématiquement. »

Cette capacité à redéfinir les modalités du couple illustre une évolution sociologique des nouveaux seniors. « Ils redessinent les contours de leurs relations en posant des limites, comme refuser de s’occuper systématiquement des petits-enfants de l’autre, ou même en choisissant de ne pas cohabiter », observe Serge Guérin. Pour Magali, toujours célibataire, l’amour reste une possibilité, mais avec de nouvelles règles. Praticienne dans le domaine du bien-être, elle aborde désormais les rencontres avec une leçon tirée de son passé : « Je sais que je resterai ma propre priorité. Plus jamais je ne m’effacerai. »

Wassila Belhacine ; Publié le 22 février 2025 par Le Monde

https://www.lemonde.fr/intimites/article/2025/02/22/les-divorces-gris-ils-vecurent-heureux-eurent-beaucoup-d-enfants-puis-se-separerent-a-l-age-d-etre-grands-parents_6558396_6190330.html

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