Rose-Marie Lagrave: «On peut être vieille à 30 ans, et jeune à 80»
La sociologue souligne la diversité des expériences de la vieillesse, différentes selon le genre, la sexualité ou la classe sociale. Elle suggère que l’ensemble de la société s’inspire des valeurs du grand âge : solidarité, vulnérabilité, et souci des autres.
Bonjour vieillesse : Un dossier d’été de Libération
Nous vivons dans une société vieillissante. Ça veut dire quoi « être vieux » ? Pourquoi un tel tabou autour d’un phénomène inévitable et universel ? Pour que la vieillesse ne soit pas seulement abordée par le prisme du déclin, et de la tristesse, Libé donne carte blanche à Laure Adler, Boris Cyrulnik, Rose-Marie Lagrave et Erri De Luca pour qu’ils racontent ce que vieillir fait plus que ce qu’il défait.
« Qu’as-tu fait de ta vieillesse ?» Telle est la question que l’on devrait poser à la « Génération 68 », la mienne, portée par un enthousiasme révolutionnaire, vite dissous dans la conquête de places et de postes au soleil. A une jeunesse révoltée succéderait une vieillesse assoupie se contentant de gérer et de profiter de ses rentes. Rien ou si peu de choses concernant l’avancée en âge de cette génération des « années de rêve ou de poudre », murée à présent dans un silence grisonnant (1). Et qu’en est-il du slogan féministe «Mon corps m’appartient !» lorsque ce même corps donne des signes de décrépitude, qu’il n’est plus d’accord « que sur un seul point, la rupture », comme chantait Brassens ?
Silence dans les rangs. La vieillesse est réservée aux autres. Pourtant, lorsque invasive, elle devient rapt corporel, et que « les fleurs de cimetière » viennent à floraison, il faut bien se rendre à la raison, sans être raisonnable. Et donc, raisonner à rebours des poncifs et des tabous concernant la vieillesse, en retrouvant une pincée du sel de 68, sans dériver vers une vision misérabiliste ou enchantée de la vieillesse. Faire effraction une fois encore pour dire que la vieillesse est une vue imprenable pour observer le monde dans toute sa dureté, et pour relativiser le privilège que constitue le fait d’en écrire les outrages ou les bonheurs.
Quand vient le temps des fragilités physiques
En prenant sa propre expérience de la vieillesse comme cas d’école, on court le risque de généraliser ses privilèges à des segments de la société pour laquelle vieillir est un moment supplémentaire du dé-saisissement de soi amorcé de longue date. Celles et ceux qui disparaissent avant d’avoir eu le temps de vieillir – les personnes sans domicile fixe meurent en moyenne à 48 ans –, celles et ceux dont les charges mentales et physiques ont inscrit dans leurs corps et dans leurs têtes des brisures telles qu’un sursaut reste impensable, eux sont la face invisible, silencieuse et sombre du vieillir. A l’inverse, les écritures de la vieillesse attestent la position privilégiée de leurs auteur·e·s, puisque l’acte d’écrire atteste une puissance intellectuelle quand vient le temps des fragilités physiques. A cet égard, le «savoir vieillir» de Cicéron se veut bain de jouvence ; il devrait figurer dans toutes les bibliothèques des Ehpad, en supposant qu’elles existent (2).
« La vieillesse m’est soudain apparue douce et harmonieuse », écrit-il (3). J’assume l’anachronisme consistant à renvoyer Cicéron à sa position située, c’est-à-dire « élitiste », qui le conduit à envisager la vieillesse de ce seul point de vue. Je lui opposerai aussi que ce n’est pas «au caractère de chacun… qu’il faut imputer toutes ces lamentations » qu’il écarte d’un revers de plume, mais à la dureté de l’ordre social. Ce déplacement de l’individu à la société déplie, dès lors, une autre approche de la vieillesse qui la resitue dans l’ensemble des contraintes qui ont balisé le cours de la vie, et dont l’avancée en âge n’est que la concrétion explicite. La vieillesse est le miroir grossissant des inégalités sociales, de genre, selon les origines ethniques et les sexualités, de sorte que cet invariant universel se décline en expériences diamétralement opposées selon l’imbrication contextualisée de ces propriétés sociales. Le « savoir vieillir » est socialement construit, ce qui suppose une décentration du regard.
Sortir de soi et sortir de ses gonds
Toute pensée et traitement de la vieillesse en tant que telle est une faillite annoncée. Il faut renverser la logique, et penser la vieillesse en amont durant tout le parcours de vie. D’où la proposition de la définition suivante : « Vieillir, c’est ne plus être en capacité d’exercer sa liberté, son indépendance et son autonomie » Il en ressort qu’on peut être vieille à 30 ans, et jeune à 80. Retenir cette définition suppose de mettre au jour la logique d’engendrement de la vieillesse, qui ne commence pas avec l’avancée en âge, mais se configure au gré des conditions de possibilité d’exercer sa liberté, et d’amplifier des marges d’autonomie, tout au long de la vie. C’est ce patient travail de conquête de l’autonomie, devenu habitus ou seconde peau au moment du grand âge, qui permet de mieux faire face aux fragilités de la vieillesse et de déconstruire l’infantilisation dont elle est l’objet, car il reste plus difficile de l’acquérir, en bout de course ou à bout de souffle.
Reste que nombre de personnes sont à bout de souffle très jeunes, et la sollicitude prônée envers les vieux devrait les concerner au premier chef. Signe qu’il faut inverser les normes sociales dominantes : aux jeux de compétition et de concurrence, à la violence des rapports sociaux, il faut opposer les valeurs expérimentées par la vieillesse : la solidarité, la vulnérabilité, et la fragilité que l’on n’a pas pu exprimer jusque-là, le souci de soi et du soi des autres, y compris celui des morts, ces déserteurs. Il ne s’agit donc pas seulement de promouvoir des politiques intergénérationnelles pour faire mixité sociale, mais d’engager pour toutes les générations une politique de « civilisation des mœurs » qui desserre les contraintes et les dominations du monde social. C’est dire que la vieillesse est une ressource sociale, cognitive et politique.
Pour s’opposer aux normes qui formatent les vieux en individus socialement acceptables et dociles, il faut sortir de soi et sortir de ses gonds. Et d’abord ne pas se soumettre à la règle informelle qui voudrait que les vieux paraissent vieux. Sur ce sujet, les controverses vont bon train. Deux camps s’affrontent : les partisans d’un vieillir « naturel », et les adeptes d’un maquill(â)ge des âges. Pour les premiers, c’est la sage acceptation de leur âge ; pour les seconds, c’est une opération de travestissement du corps, une façon d’organiser un trouble dans les frontières de l’âge, comme existe un trouble dans le genre. L’image plébiscitée de la mamie gâteau aux cheveux blancs tient la corde face au marché florissant des technologies pour vieillir jeune. Une fois prise en compte l’accentuation du fossé entre ceux et surtout celles doté·e·s de moyens financiers et les économes par nécessité, le travestissement des âges peut être envisagé soit comme une concession au « jeunisme » et donc un conformisme de plus, soit comme un signe de révolte contre le stigmate social de la vieillesse.
« Conserver des passions assez fortes»
A l’instar des transgenres et des transclasses, les transâges sont encore à inventer, d’où, de guerre lasse, ces faux-semblants provisoires. Pour les femmes, ce truqu(â)ge peut s’apparenter aussi à une tactique pour être encore désirables, puisque le désir à cet âge est réputé forclos. Dans le marché de la séduction, les vieilles femmes plus que les hommes connaissent une décote telle que le maquillage devient un placement qui diffère leur mise à l’écart définitive. Mais elles ne sont pas dupes. Partiellement délestées des charges quotidiennes familiales et professionnelles, elles peuvent jouer et jouir de leur corps réexploré, réapproprié, et certaines s’enhardissent enfin à dire et à assouvir un désir sexuel auparavant étouffé, quand d’autres avouent être débarrassées de cette obligation.
Se réinventent ainsi des chorégraphies et une grammaire sexuelle qui élargissent et multiplient les zones érogènes au détriment de la seule pénétration performative. Hormis la littérature romanesque, la sexualité des vieux et entre les vieux, et surtout celle des parents âgés reste le tabou des tabous. Les vieux sont, en effet, censés être sexuellement rassasiés pour le restant de leurs jours, d’où le rejet d’une sexualité honteuse, cachée, réprimée et reléguée dans les coulisses de la société. Le désir retrouvé n’est pas que sexuel, parce que le désir est sans fin ; il est aussi désir de travailler à une société plus juste.
Continuer à s’indigner du sort fait aux laissés-pour-compte et pas seulement de celui des vieux est un carburant plus efficace que les recettes du jeunisme. S’investir dans des activités auparavant impensables, s’engager pour des causes que l’actualité passe sous silence ou édulcore, participer aux manifestations, s’émerveiller devant des corps jeunes et vieux qui font corps social en mouvement, et essayer de comprendre pourquoi la majorité des vieux vote à droite de l’échiquier politique ; bref, continuer à vivre sa vie avec les autres, et comme l’écrit Simone de Beauvoir, «conserver des passions assez fortes pour qu’elles nous évitent de faire un retour sur nous», en nous réfugiant dans le confort d’habitudes sclérosées (4). A condition de conserver l’horizon structurel des combats, car «c’est tout le système qui est en jeu, et la revendication ne peut être que radicale : changer la vie (5)».
Pour changer la vie, il faut changer la mort, et serrer les rangs pour revendiquer le droit à mourir dans la dignité. Dans le même mouvement de défense de l’IVG, pas encore inscrite dans le marbre, il faut revendiquer, vieilles et vieux en tête, l’«IVV», l’interruption volontaire de vieillesse (6), car décider ou non de faire vivre, et décider ou non de vouloir mourir sont les deux faces inséparables d’une même logique : celle d’une liberté citoyenne sur les corps, citoyenneté responsable et assumée qui donne aux jeunes et aux vieux un même horizon d’attente.
Rose Marie Lagrave
(1) Génération. I - les Années de rêve ; II - les Années de poudre, d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, Paris, Seuil, 1987 et 1988.
(2) Savoir vieillir (Cato maior, De senectute), de Cicéron, traduction du latin par Christiane Touya, Paris, Arléa, 1995.
(3) Idem, pp. 18 et 19.
(4) La Vieillesse de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, 1970, p. 737.
(5) Idem, p. 761.
(6) La Minute nécessaire de monsieur Cyclopède, de Pierre Desproges, FR3, 29 mars 1983.
Publié dans Libération, le 11 août 2022
Voir aussi :
- L'article de Rose Marie Lagrave dans le dossier "Vieilles et citoyennes"du POUR 242 février 2022 http://www.or-gris.org/2022/03/vieillir-n-est-pas-neutre-et-pose-aux-femmes-des-problemes-specifiques-elles-sont-confrontees-aux-effets-conjugues-du-sexisme-et-de
- Et surtout son ouvrage : Se ressaisir éditions "La découverte " : Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe
Du genre autobiographique, on connaissait les récits sans enquête et les ego-histoires de « grands hommes » ; dans les sciences sociales, les enquêtes sur des proches tenus à distance par l’effacement de soi. Renouant avec l’ambition d’une sociologie sensible et réflexive, Rose-Marie Lagrave propose un nouveau type de socioanalyse : l’enquête autobiographique.
Ressaisissant son parcours en sociologue et en féministe, elle remet en cause les récits dominants sur la méritocratie, les stéréotypes associés aux transfuges de classe, le mythe d’un « ascenseur social » décollant par la grâce de talents ou de dons exceptionnels. Cet ouvrage retrace une migration sociale faite de multiples aléas et bifurcations, où domination de classe et domination de genre s’entremêlent : le parcours d’une fille de famille nombreuse, enracinée en milieu rural, que rien ne prédestinait à s’asseoir sur les bancs de la Sorbonne puis à devenir directrice d’études à l’EHESS, où elle croise notamment les chemins de Michelle Perrot, Françoise Héritier, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron.
Mobilisant un vaste corpus théorique et littéraire, Rose-Marie Lagrave ouvre sa malle à archives et la boîte à souvenirs. De ses expériences de boursière à ses engagements au MLF et sa pratique du métier de sociologue, elle exhume et interroge les traces des rencontres qui l’ont construite. Parvenue à l’heure des bilans, cette passeuse de frontières et de savoirs questionne avec la même ténacité la vieillesse et la mort.
Contre les injonctions de « réussir » et de « rester soi », ce livre invite à imaginer de nouvelles formes d’émancipation par la socioanalyse : se ressaisir, c’est acquérir un pouvoir d’agir, commun aux transfuges de classe et aux féministes, permettant de critiquer les hiérarchies sociales et de les transgresser.
Prix de l’Écrit social 2021 décerné un jury de professionnels