Le pape a 69 ans et il est 'jeune'
Le pape a 69 ans et il est 'jeune' - Comment nous avons confondu vieillesse et maladie
Anti-agisme, bien vieillir, géroscience : trois voies pour cesser d'associer âge avancé et pathologie.e.
Comment arrêter de discriminer les vieux pour des préjugés ineptes ?
Le pape est "jeune". À 69 ans.
Le nouveau pape a 69 ans. Il est "jeune". Du moins, c'est ce qu'affirment sans sourciller nos médias. "À 69 ans, Léon XIV est un pape jeune", nous assure-t-on, comme une évidence qui ne souffre aucune contestation. Pendant ce temps, dans le monde professionnel français, un salarié de 60 ans est considéré comme "trop vieux" pour rester compétitif. Et ne parlons pas des travailleurs de 50 ans, déjà menacés de mise au placard, privés de promotions, ou confrontés à un mur presque infranchissable après un licenciement. Les statistiques de l'emploi confirment cette relégation : l'âge moyen de départ à la retraite oscille entre 60 et 63 ans selon les professions, souvent accéléré par l'invalidité ou le chômage de longue durée qui frappe particulièrement les seniors. Ce grand écart perceptif — un dirigeant religieux "jeune" à 69 ans versus des salariés "obsolètes" dès 50 ans — illustre notre schizophrénie collective face à l'âge. Une discrimination systémique qui porte un nom : l'agisme.
L’agisme ?
Et contrairement au sexisme ou au racisme, elle demeure largement tolérée, voire invisible aux yeux mêmes de ceux qui la pratiquent. Plus révélateur encore : cette perception contradictoire révèle notre confusion fondamentale entre vieillesse et maladie. Si le pape est "jeune", c'est avant tout parce qu'il semble en bonne santé et pleinement capable d'exercer ses fonctions. Si le salarié de 60 ans est "vieux", c'est parce qu'on présuppose un déclin de ses capacités, une obsolescence programmée de ses compétences. Comme si l'âge n'était qu'une question d'aptitude apparente, et non une réalité chronologique.
L'agisme, cette discrimination que nous pratiquons tous
"Toute la société est âgiste et ne s'en rend pas compte", affirme Pascal Champvert, président de l'AD-PA (Association des Directeurs au service des Personnes Âgées), lors du colloque Corerpa sur l'habitat senior le 11 avril dernier¹. L'agisme s'infiltre dans les moindres recoins de notre quotidien. Des attitudes condescendantes ("vous êtes encore en forme pour votre âge !") aux dispositifs institutionnels (limites d'âge arbitraires pour exercer certaines fonctions), en passant par un vocabulaire systématiquement péjoratif ("dépendance", "charge"). Et pour cause : dans notre imaginaire collectif, être vieux n'est jamais un compliment. …… L'agisme tue, littéralement. Mais nous persistons à le considérer comme une forme de discrimination acceptable. Comme si discriminer sur l'âge était somme toute "naturel".
Trois voies pour combattre l'âgisme
La révolution culturelle : changer le regard
Pascal Champvert milite pour une transformation radicale de notre perception sociale du vieillissement. Son approche multiplie les fronts : faire de la lutte contre l'âgisme une grande cause nationale, modifier le vocabulaire employé pour parler des personnes âgées, intégrer l'éducation au vieillissement dans les programmes scolaires. "Quand un vieux va bien, on dit qu'il est jeune. On peut être vieux et être mieux. On comprend mieux la vie, qui nous sommes, et on comprend mieux le monde"- Pascal Champvert… Cette perspective elle exige de modifier des perceptions ancrées. Reconnaissons-le : les révolutions culturelles ne s'opèrent pas en une génération, même avec la meilleure volonté du monde.
L'injonction au "bien vieillir" : solution ou nouveau piège ?
La seconde voie, largement promue par les institutions, consiste à promouvoir le "vieillissement actif" ou le "bien vieillir". On valorise la prévention, l'activité physique, l'engagement social. On célèbre les octogénaires qui courent des marathons, les centenaires qui apprennent l'informatique. L'intention semble louable. Mais cette vision comporte un angle mort considérable : elle crée une nouvelle norme, tout aussi exclusive que la précédente. Si le "bien vieillir" devient l'étalon, qu'advient-il de ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas s'y conformer ? ……Voyez l’ouvrage « la tyrannie du bien vieillir » où Martz et Billé décortiquent l’idée et en font une critique juste, jubilatoire, sans langue bois.
La géroscience : traiter le vieillissement comme un processus biologique modifiable. La troisième voie… propose de considérer le vieillissement non comme une fatalité sociale à accepter ou une étape à mieux vivre, mais comme un ensemble de mécanismes biologiques sur lesquels la science peut et doit intervenir. Cette approche, portée notamment par le professeur Velas et l'IHU de Toulouse en France, s'inscrit dans un mouvement international appelé "géroscience". Son postulat de base est révolutionnaire : le vieillissement est le principal facteur de risque de toutes les maladies chroniques liées à l'âge (cancers, maladies cardiovasculaires, diabète, maladies neurodégénératives). ……
Vers une approche intégrée
Chacune de ces trois voies a ses mérites et ses limites. La transformation de nos perceptions collectives est nécessaire mais lente. L'injonction au "bien vieillir" risque de créer de nouvelles discriminations. Et la géroscience, aussi prometteuse soit-elle, n'en est qu'à ses balbutiements. La solution la plus efficace réside sans doute dans une combinaison pragmatique de ces trois approches. Travaillons dès maintenant à modifier notre regard sur le vieillissement. Développons des approches préventives équilibrées, sans stigmatisation. Et soutenons la recherche médicale sur les mécanismes biologiques du vieillissement. Car en définitive, l'âgisme n'est pas qu'une question de perception ou de vocabulaire. C'est aussi le reflet d'une réalité biologique que nous avons, jusqu'ici, considérée comme immuable. Et si le véritable progrès consistait à remettre en question cette fatalité, tout en apprenant à valoriser l'expérience et la sagesse qui accompagnent souvent l'avancée en âge ? Une large majorité de la population mondiale est dans le déni face à cette possibilité. On considère que la vieillesse étant un phénomène naturel, rien ne doit être fait pour la ralentir, tout ce que nous avons à faire étant de nous adapter au vieillissement…
Mais une autre voie est possible. Une voie où nous conjuguons transformation sociale et innovation scientifique pour repenser radicalement notre rapport à la vieillesse. Une voie où être "jeune" à 69 ans ne serait plus un étonnant compliment, mais simplement une réalité biologique.
Billet de Alexandre Faure dans son média « Longétivité » juin 2024.