Un camping-car France Services pour pallier le retrait de l’Etat : « Avant, je n’avais nulle part où aller pour me faire aider »
Dans le massif des Maures, une permanence mobile tente d’aider les habitants dans leurs démarches, alors que de nombreuses administrations publiques ont fermé et que les démarches numériques se généralisent.
Le camping-car est posté sous les platanes, non loin du monument aux morts. Une table de camping et deux chaises ont été sorties. Le camping-car France Services, géré par la Mutualité sociale agricole (MSA), tient sa permanence sur la grande place de Gonfaron (Var), en cet après-midi de début juin. Un guichet unique mobile tenu par deux agents d’accueil, remplaçant pas moins de onze administrations dont les sigles ornent la porte du véhicule : Caisse d’allocations familiales, Assurance retraite, France Travail, finances publiques, ministère de l’intérieur, ministère de la justice, Assurance-maladie… A l’intérieur, à la place des couchettes, deux tablettes pour ordinateur portable. Sous des photos de paysages façon carte postale, une affichette contre les violences conjugales et un violentomètre, cette règle graduée permettant de repérer les signes d’une relation violente.
Dix minutes se sont à peine écoulées depuis l’installation du camion qu’un homme en treillis fleuri monte à bord, une chemise plastique sous le bras. Albert, 55 ans, viticulteur exploitant (les personnes dont le seul prénom est mentionné n’ont pas souhaité donner leur nom de famille) s’inquiète d’une cotisation sociale payée qui n’apparaît pas sur son compte Urssaf. « Il faut aussi que je fasse une déclaration de situation pour les prestations familiales mais je ne sais pas quoi mettre », explique-t-il en sortant une liasse de papiers. L’agent s’enquiert de la situation de sa femme, employée comme saisonnière pour l’ébourgeonnage des vignes : « Vous l’avez déclarée ? Il faut une photocopie du livret de famille. »Albert téléphone à sa femme pour qu’elle lui envoie une photo quand entre un homme massif accompagné de sa fillette en trottinette.
Naouel est un habitué, facilement perdu devant son ordinateur : « J’ai reçu un message par mail de l’Assurance-maladie et je ne sais pas ce que c’est. J’ai tout envoyé pourtant… » « Cela indique que votre dossier est en cours de traitement, ne vous inquiétez pas », lui répond Gabriel Peschaud, employé de la MSA. En aparté, l’agent explique que Naouel vient dès qu’un courrier électronique lui est envoyé par une administration : « Il est un peu perdu, comme beaucoup de ceux qui viennent nous voir, il a peur de se tromper. »
« Problème de mobilité évident »
Une fois tous les quinze jours, Gabriel Peschaud et son collègue passent la journée à Gonfaron pour venir en aide à ces naufragés du numérique. Courrier de l’Assurance-maladie, dossier de retraite, déclaration d’impôt, demande de passeport ou formulaire de revenu de solidarité active (RSA) à remplir, les sollicitations sont aussi variées que les administrations représentées. Dans ce pays de vignes et de villages aux couleurs du Sud, la population est modeste, âgée et peu formée. Plusieurs bourgs du massif des Maures ont connu des fermetures d’administrations – ici un bureau de poste, là un centre des impôts –, et la généralisation des démarches numérisées a éloigné encore les usagers des services publics. En 2021, la Caisse d’allocations familiales et la préfecture ont décidé de mettre en place une antenne ambulante de France Services – lieu d’aide aux démarches administratives – pour tenter d’y remédier.
Pour repérer les territoires les plus fragiles, une carte de « défavorisation locale » a été établie. Avec un taux de chômage moyen de 14 %, une population âgée (37 % ont plus de 60 ans) et à 31 % sans diplôme, les besoins ont vite été identifiés. « Sur les huit communes sélectionnées, on a un problème de mobilité évident : beaucoup d’usagers n’ont pas de voiture ou ne peuvent conduire. Avec la fracture numérique aggravée par la numérisation, l’accès aux droits est devenu un enjeu », explique Lucille Brigando, responsable de la relation de service de la MSA.
Se rendre à Toulon pour régler en direct un problème qu’on n’a pas su traiter sur son ordinateur, à quarante minutes en voiture ou deux heures en transports en commun, demeure une expédition. Pour de nombreux usagers, se connecter avec un mot de passe, recevoir un SMS de confirmation pour ensuite naviguer sur des formulaires en ligne en est une autre. Le public, qui est de plus en plus nombreux à attendre le camping-car une fois tous les quinze jours, en atteste : en 2024, les agents d’accueil itinérants ont traité 3 434 demandes, soit plus de dix-huit personnes reçues par jour.
« On se sent utile »
Ce 5 juin, c’est une nouvelle équipe qui amène le camion à Carnoules. Sur la petite esplanade devant la modeste salle des fêtes, Eliane Denise, 82 ans, patiente avec son cabas en tissu. Elle ne comprend pas pourquoi son compte Ameli a été désactivé. « Je voulais signaler le décès de mon mari il y a un mois… », raconte-t-elle, une fois assise à l’intérieur. Laurence Audemar, salariée de la MSA, lui demande si elle a un téléphone portable : « Non, c’est mon fils qui est à Paris qui me donne un coup de main. » « On va l’appeler », la rassure l’agente. La retraitée souffle : « Heureusement qu’elles sont là. Avant, je n’avais nulle part où aller pour me faire aider. »
Une silhouette, pantalon en jean clair et gilet assorti, se glisse dans le camping-car. Yolaine vient s’enquérir de son dossier d’allocation de solidarité. « Cela fait depuis juillet que j’envoie des papiers, et ils m’en réclament toujours un nouveau », retrace-t-elle de sa voix cassée. La fonctionnaire lui fait remarquer qu’elle a reçu le relevé de son organisme de retraite, et lui dit qu’il faut l’enregistrer en laissant la fenêtre du site ouverte.
Devant son air désemparé, l’agente lui prend son téléphone pour réaliser l’opération et lui explique qu’il faut attendre quatre à cinq mois avant que l’allocation soit versée. « Mais comment je vais faire ? Je ne touche qu’une retraite de 199 euros par mois. Et je ne peux pas travailler car je n’ai pas assez de sous pour réparer ma voiture », lâche-t-elle en détaillant son parcours heurté : secrétaire immobilière, esthéticienne, commerciale, cuisinière, ouvrière agricole… Laurence Audemar la regarde s’éloigner : « Dans ces villages, il y a beaucoup de précarité et de gens seuls. Les assistantes sociales sont débordées et nous les renvoient. »
Sa collègue, Amanda Icars, acquiesce : « Ici, on traite de situations compliquées à démêler et on a plus de temps qu’en agence. Les gens sont tellement contents de voir quelqu’un qu’ils sont plus indulgents. On se sent utile », souligne la trentenaire. Le public entre et sort, un à un, tout au long de la journée. Un ouvrier agricole maghrébin, venu avec son fils pour mieux se faire comprendre, une artiste céramiste installée en autoentrepreneuse qui ne sait pas remplir sa déclaration d’impôts, un couple de fonctionnaires techniques de l’éducation nationale à qui il manque des trimestres… Si les deux agentes d’accueil se disent plutôt contentes d’être détachées sur la permanence ambulante deux fois par semaine − ils sont huit à tourner −, elles constatent un désert public qui s’étend sur leur territoire : « Le bus est une alternative au manque. S’ils l’ont mis en place, c’est parce que l’Etat se désengage de partout. »
« Société de merde »
Vendredi, jour de marché au Luc. C’est normalement dans cette petite ville de 11 000 habitants que la permanence reçoit le plus de monde. « Ce bus, c’est notre couteau suisse. On en a un vrai besoin car le retrait des services publics est douloureux pour les plus fragiles et l’Etat se repose de plus en plus sur les collectivités locales », note Dominique Lain, maire (Les Républicains) de la commune. « Cela s’ajoute au sentiment de perte de repères que ressentent les gens, surtout les retraités », ajoute l’élu.
La frustration et l’impression de relégation revient en effet souvent dans les témoignages. Parmi les usagers du camping-car, un air lancinant de « c’était mieux avant » qui trouve un écho dans le discours, omniprésent ici, du Rassemblement national (RN). Le Var est une de ses terres d’élection, où il a fait carton plein lors des législatives de juin 2024 : sept des huit sièges de député ont été remportés par l’extrême droite. « On sent le poids du RN ici, avec son discours binaire sur le délitement de la société française », admet le maire du Luc, qui se dit « pas très serein » pour les élections municipales de 2026. Le député RN du coin, Philippe Lottiaux, a entendu parler du camping-car mais le considère comme un « pis-aller » : « Cela ne remplacera pas les services qu’on a laissé partir. »
Dans le camping-car France Services, Sabine, 70 ans, équipée d’un appareil à oxygène, s’est installée. Elle a besoin de faire un changement d’adresse pour son dossier de handicap. « Cette permanence rend service, mais avant, on avait des petits bureaux où se renseigner. Maintenant ils centralisent et ferment tout, c’est la débandade ! On vit dans une société de merde ! », lance la septuagénaire. « Je suis pas raciste mais faut pas parler français pour se faire aider », ajoute celle qui vient juste d’être reçue. Derrière, une dame blonde, gérante d’une société de terrassement, glisse : « Il y a moins de monde aujourd’hui, c’est l’Aïd. Ils vont faire cuire leur machin… » En face, l’agente ne relève pas, comme immunisée.
A l’entrée du camion, un Marocain de 54 ans patiente en silence dans sa chemise blanche. Il explique être venu car ses enfants encore au pays n’ont pas reçu les prestations familiales. « Vous n’avez pas assez travaillé les derniers mois monsieur… », lui souffle doucement l’employé. Le travailleur immigré lui demande d’une petite voix : « Ecris-le-moi, s’il te plaît. »
Sylvia Zappi Carnoules, Gonfaron, Le Luc [Var], envoyée spéciale
Publié dans Le Monde du 16 juin 2025