Le 11 janvier à Aiguillon, les vieux Marocains étaient en tête du défilé- Aquitaine - 47 -

Publié le par Orgris

Le 11 janvier à Aiguillon, les vieux Marocains étaient en tête du défilé

Des petits groupes ont commencé à arriver dès 10 h 30, très en avance. Ils sont quelques dizaines d’abord, des pères de famille qui affluent de plus en plus nombreux tout autour de la place, devant la boulangerie, sur le banc ou un peu plus haut, vers l’église, mais sans oser s’approcher vraiment de la mairie. A Aiguillon, 4 000 habitants dans le Lot-et-Garonne, c’est là que le rendez-vous a été fixé, dimanche 11 janvier à midi, pour la « manifestation Charlie ».

L’heure approche, quand une voiture s’arrête et deux couples en descendent. Une des femmes, habillée comme pour un mariage, regarde la place et les groupes qui attendent. « Vous avez vu ? » Elle s’étrangle. « Il n’y a que des Arabes. »

Personne n’aurait l’idée de décrire Aiguillon, aimable bourg agricole, comme une citadelle du racisme. « Je n’ai jamais eu de problème », jure Mehdi Bendahou. Et autour, les autres secouent des fronts têtus, pour répéter : « On est heureux, on marche dans la rue sans peur. » Ils sont arrivés du Maroc dans les années 1970 : 150 familles environ, venus cueillir les fraises ou les kiwis sur le dos des collines, qui ressemblent à un verger à perte de vue. Des Polonais et des Italiens les avaient précédés. Des Ukrainiens et des Portugais les remplacent, payés 3 euros de l’heure, selon des contrats négociés on ne sait comment dans leur pays d’origine.

Midi sonne : les élus commencent à arriver sur la place, le curé, les habitants en masse – ceux que Bernard Marot, ancien assureur, appelle « les Aiguillonais de souche ». Un commerçant ne se ­souvient pas de la dernière fois où « on s’est retrouvés comme ça, tous ensemble au même endroit, avec les Maghrébins ». Noëlle, ­animatrice socioculturelle, explique s’être longtemps occupée du groupe d’alphabétisation et de la ludothèque. Les deux ont fermé à partir de 2002, quand les subventions de l’Etat se sont mises à baisser.

     Le Front national en tête aux européennes

Sans que personne n’y prête attention, les occasions de rencontres entre communautés se sont espacées. Quelques jeunes filles se sont voilées. Un agriculteur a fait savoir que des jeunes l’avaient insulté, un jour, devant le tabac. Sans heurt ni conflit, on a fini par ne plus se voir, puis par s’éviter, chacun s’est replié chez soi.

En tout cas, à la cérémonie des vœux ou au « repas de la fraternité », que le maire (socialiste) a lancé le 14 juillet, aucun musulman n’est venu. Rien de méchant, « on se dit que ce n’est pas pour nous, c’est tout », constate un retraité marocain. Aux dernières élections européennes, le Front national est arrivé en tête et, après la tuerie à Charlie Hebdo, des jeunes gens musulmans – des filles surtout – ont fait savoir sur Facebook qu’« elles n’étaient pas Charlie ».

Avec le club de football, l’association du cinéma d’Aiguillon doit être un des derniers endroits où on se croise encore, autour de Fabienne Diouf et Aline Trabut. Ce sont elles, justement, qui ont eu l’idée du rassemblement de dimanche, avec Youssef Sadir. Lui est un cas particulier : 27 ans, né ici et premier musulman élu adjoint à la mairie, sous l’étiquette « Front de gauche ».

     « Il fallait se ressouder »

Plus jeune, Youssef Sadir avait « la vocation de servir la France ». Il voulait être gendarme. Sa première affectation dans une brigade champêtre du Tarn a été saluée par l’adjudant d’un sonore : « Putain, un Arabe. » Il a tenu un an avant de démissionner et n’en a jamais parlé. Lui-même a appris par hasard que les Marocains mettaient beaucoup plus de temps que les autres à décrocher un permis de construire à Aiguillon, il y a encore dix ans. Ici, on ne raconte pas ces choses-là, même à sa famille.

Youssef Sadir et l’équipe du cinéma veulent faire de leur manifestation quelque chose de fort, où il y aurait tout le monde. Il passe par la mosquée d’abord : l’imam accepte d’appeler les gens un à un − plus de 70 fidèles. Lui-même contacte les jeunes, par le biais des clubs de sports.

Devant la mairie, les gens sont venus, tous. C’est d’autant plus étonnant que la veille, à l’énorme défilé qui a traversé Agen, chacun avait constaté l’absence, ou presque, des « musulmans ». Le cortège s’ébranle dans Aiguillon. Alors, il se passe quelque chose que personne n’avait prévu : les vieux pères marocains prennent la tête du défilé.

Un enseignant d’Aiguillon estime que le village avait besoin d’un exutoire. « Il fallait se ressouder, surtout qu’avec la crise chacun a tendance à s’enfermer davantage. » Il vient de saluer ses voisins. Ils ne s’étaient pas vus depuis des mois alors qu’ils habitent la ferme à côté. Ce sont, comme lui, des « Aiguillonais de souche ».

Florence Aubenas pour Logo-Le-Monde-N-B-.jpg, publié le 12.01.2015

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