EN FINIR AVEC LES REPRÉSENTATIONS ALARMISTES
Les discours véhiculés par les politiques publiques sur le vieillissement démographique sont fondés sur des définitions dépassées, loin des réalités vécues par la majorité des personnes « âgées » aujourd’hui.
« Lorsque les individus avancent en âge, ils progressent dans la succession des strates d’âge : c’est le processus de vieillissement ». Ainsi défini par le sociologue Vincent Caradec, le vieillissement individuel est un processus qui se déroule tout au long de la vie, depuis la naissance jusqu’à la mort, pour tout être vivant. La vieillesse est la dernière étape de ce processus, étape dont on a beaucoup de mal à déterminer l’âge de début. En effet, ce dernier est très variable selon le parcours antérieur des individus et leur place dans l’organisation sociale, avec des espérances de vie très inégales en fonction des situations sociales, comme l’a rappelé l’anthropologue Didier Fassin dans sa Leçon inaugurale au Collège de France de 2020, intitulée « De l’inégalité des vies ». Mais aujourd’hui, quand il est question de vieillissement dans les médias, les colloques, ou les discours des « politiques », il s’agit essentiellement du « vieillissement de la population » notion introduite en 1928 par le démographe Alfred Sauvy. À l’époque, le vieillissement est défini par la proportion des personnes de 60 ans et plus, les « vieillards », dans la population totale. Or, dans les années trente, une baisse importante de la natalité a mathématiquement accru cette proportion, sans que le nombre des personnes de 60 ans et plus ne s’accroisse en termes quantitatifs purs, provoquant une vision très négative des « vieillards ». Fernand Boverat, secrétaire général de l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française (association nataliste créée en 1896, en partie en réaction à la défaite de 1871 contre la Prusse), publie en 1946 Le vieillissement de la population, dans lequel il confond dépopulation et vieillissement dans un scénario de fiction catastrophiste. Par un curieux retournement, la France, un des premiers pays d’Europe à permettre un allongement de l’espérance de vie, a fait de cet allongement, comme le souligne l’historienne Élise Feller « […] un motif d’angoisse. Les nouvelles données démographiques n’ont pas été interprétées comme une figure du progrès (…) mais comme une figure du déclin, dans un pays qui a vu notamment, après la défaite de 1870, remettre en question sa position en Europe ». Pour mesurer le vieillissement de la population, l’Insee et les politiques publiques ont gardé comme seuil d’entrée dans la vieillesse l’âge de 60 ans, « définition arbitraire mais commode » selon Gabriel Marc, administrateur de l’Insee. De ce fait, en 2024, les 18,7 millions de personnes de 60 ans et plus (soit 28 % de la population totale) étiquetées « personnes âgées » sont en proportion le double des 14 % de « vieillards » de 1928. Ce qui accrédite le discours alarmiste sur le vieillissement de la population, l’augmentation à venir des personnes de 85 ans et plus, et le financement de la perte d’autonomie comme « défi pour les politiques publiques » (Haut-Commissariat au Plan, 2023). On lit ainsi dans la proposition de loi relative au « Bien vieillir » de décembre 2022 : « Le vieillissement de la population et la perte d’autonomie constituent aujourd’hui l’une des principales préoccupations des Français. La transition Démographique représente un bouleversement fondamental, non seulement pour les millions de familles directement concernées mais pour la société dans son ensemble ». En novembre 2023, la ministre des Solidarités et des Familles, Aurore Bergé, reprend ces éléments de langage dans l’exposé de sa stratégie pour le « Bien vieillir », en parlant d’un « défi démographique auquel nous devons nous préparer maintenant ».
UNE APPROCHE DÉCALÉE
Selon l’historien et démographe Patrice Bourdelais, le seuil d’entrée dans la vieillesse « demeure celui qui s’était imposé à la fin du xviiie siècle ! », ce qui rend complétement anachronique notre vision des personnes âgées. Pour lui, l’approche la plus logique est de se référer à l’espérance de vie et à son évolution. Il propose de prendre comme seuil d’entrée dans la vieillesse l’âge auquel l’espérance de vie est d’encore dix ans : « Si l’on considérait comme seuil de la vieillesse cet âge-là, on constaterait que le nombre absolu de personnes entrant dans cette catégorie est resté quasiment constant pendant deux siècles ; ce simple changement de point de vue change totalement le discours alarmiste que l’on peut avoir sur le vieillissement de la population ». En 1962, au moment du rapport Laroque, les personnes ayant encore dix ans d’espérance de vie étaient environ 3,3 millions, soit 7 % de la population. Aujourd’hui, elles sont 4 millions environ, soit 6 % de la population. Ces chiffres confortent la non-pertinence d’un discours alarmiste. Comme l’ajoute Patrice Bourdelais, « en dépit des évidences fournies par l’indicateur démographique figé dans sa définition, la part des “ vrais ” vieux ne s’est pas accrue en France depuis un siècle, bien au contraire ». De même, selon Hervé Le Bras, démographe, l’âge de l’apparition des incapacités dans la vieillesse a beaucoup reculé, et on doit en tenir compte : « Dans la mesure du vieillissement, il faut seulement compter les personnes en état d’incapacité […] si on suit cet indicateur, la proportion de personnes en état d’incapacité diminue régulièrement depuis un siècle ».
Dans le rapport Laroque, en 1962, les « personnes âgées » étaient les personnes de 65 ans et plus, et représentaient 12 % de la population totale. Si, tenant compte des progrès constants de l’espérance de vie depuis lors, on prend comme seuil d’entrée dans la vieillesse l’âge de 75 ans, les « personnes âgées » ne représentent aujourd’hui que 10 % de la population française. En outre, 20 % seulement des 75 ans et plus sont dépendants modérément, et 9 % sévèrement (Haut- commissariat au Plan, 2023) : l’image d’une vieillesse uniformément « dépendante » est donc infondée. Une récente enquête relative au sentiment de satisfaction des Français sur leurs conditions de vie montre qu’il « augmente avec l’âge, pour atteindre un pic pour la tranche d’âge 65-79 ans. Il redescend lentement à partir de 80 ans, mais tout en restant à un niveau appréciable… et supérieur à celui des plus jeunes » (Enquête Agirc-Arrco, « Vieillir heureux », 2023).
AU-DELÀ DES DISCOURS ALARMISTES
On retrouve le même discours alarmiste concernant la démographie projetée des années 2030-2050 et « l’explosion » des plus de 85 ans. Or, depuis les années quatre-vingt, la France a absorbé sans difficultés la croissance du nombre des plus âgés. Prenons les chiffres des personnes de 85 ans et plus, qui sont la cible de cette phobie démographique : entre 1955 et 2000, cette population a été multipliée par 5,5, alors que sur la période 2000-2050 cette multiplication ne serait que de 3,7 selon l’Insee, avec seulement un quart environ de ces personnes modérément ou sévèrement dépendantes. Halte donc à cette obsession démographique française, héritée des représentations du xixe siècle, qui a traversé les périodes suivantes pour alimenter une conception dramatisée du vieillissement et une vision médicale persistante d’un grand âge « déficitaire » : elle est source de discrimination sociale et de paralysie de l’action publique.
La Nation s’est engagée en 2020, avec la Loi relative à la dette sociale et à l’autonomie, à accompagner toutes les personnes « ayant besoin de soutien à l’autonomie, indépendamment de leur âge et de leur état de santé1 ». Un travail récent de Pauline Mendras a démontré que les dépenses engendrées par la croissance démographique à l’horizon 2040 devraient substantiellement augmenter. Il faut principalement et davantage financer la nouvelle branche de la Sécurité sociale, « Autonomie », gérée par la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie (CNSA). Permettant de répondre aux besoins d’accompagnement des personnes, quels que soient leur âge, leurs incapacités et leur lieu de vie, ce financement de la branche Autonomie présente l’immense avantage de ne pas stigmatiser la population âgée.
1. Loi n° 2020-992 du 7 août 2020 relative à la dette sociale et à l’autonomie, article 5, I, 2°, complétant l’article L. 111-2-1 du Code de la Sécurité sociale
Bernard Ennuyer, sociologue HDR, Équipe « Éthique, recherche, translation » (Etres), Centre de Recherche des Cordeliers, Université Paris Cité
Article paru dans « Vieillir et alors ? Bâtir une société de la longétivité » N°182 Octobre 2024