Les vieux au volant, l’engueulade au tournant

Publié le par Or gris : seniors acteurs des territoires, dans une société pour tous les âges

La voiture est un vecteur fort d’autonomie pour les seniors. Mais ils ne voient plus si bien, n’ont plus tant de réflexes. Il revient souvent à la famille de faire comprendre à son proche qu’il doit arrêter de conduire, voire de le lui interdire. Dur dur… 

Ce sont des manœuvres tout en évitement. Des clés de voiture que l’on cache, des prétextes pour annuler un voyage, des discussions maladroites. « Et si je prenais le volant ? », a suggéré Olivier à son père, qui n’a plus prononcé un mot du reste de la route tout en continuant à conduire, à Nantes. Aurélie, 41 ans, garde en mémoire le jour où son paternel, 86 ans, a voulu rouler seul vers un hôpital parisien après un AVC ; il lui a couru après pour récupérer les clés de voiture qu’elle lui avait confisquées. Il déteste qu’un autre prenne le volant…

A Carantec, dans le Finistère, Anne se souvient d’un jeu du chat et de la souris avec son père, quand il a eu 85 ans. « Il disait : “Je vais à la boulangerie.” On disait : “C’est bon on a du pain.” “J’ai besoin d’aller à Morlaix.” On répondait : “On pourra y aller demain”… Il insistait parce qu’on n’arrivait pas à lui dire simplement : “Il ne faut pas que tu conduises”»

« C’est dur à dire aussi pour soi, c’est une étape de plus vers la perte de ses parents tels qu’on les a connus », témoigne Catherine qui, à Vienne (Isère), a cherché ses mots pour dire « Je pense que là tu as eu de la chance », après une ultime embardée de son père, dont la voiture avait grimpé sur le trottoir. Installé dans un village alpin, Frédéric, prof de musique, a mal pris que son fils lui suggère de s’installer en ville pour ne plus dépendre de sa voiture, « comme si nos rôles s’inversaient… »

Aborder le sujet de la conduite des aînés, c’est s’exposer à des frustrations, des colères… Entre (grands) parents et (grands) enfants, mais aussi dans la fratrie. « Mon père a vécu jusqu’à 95 ans. Les vingt dernières années de sa vie, mes sœurs l’ont harcelé pour qu’il arrête de conduire alors qu’il n’avait jamais eu un accident et qu’il a parfaitement garé sa voiture avant de mourir… », s’énerve Eva, septuagénaire, à la mention du sujet.

Moins d’accidents que les jeunes

Et pourtant, méfions-nous de ces histoires-là : ce sont celles dont on parle mais ce sont aussi les plus rares, explique Sylvie Bonin-Guillaume, vice-présidente de la Société française de gériatrie. Ce sont souvent des histoires d’hommes, aussi. Les femmes, observe cette membre du Conseil national de sécurité routière, s’arrêtent plus facilement et parfois trop rapidement même. « On n’a pas besoin d’être rude. Dans la plupart des cas, les gens arrêtent de prendre le volant spontanément et pour de bonnes raisons. »

Et comme souvent quand on parle du sujet, elle rappelle que les seniors causent moins d’accidents que les très jeunes.« Il faut sortir des idées reçues comme “il est vieux, alors il ne peut plus conduire”. » On ferait mieux, à l’écouter, de parler des risques liés aux soucis médicaux… et il se trouve que les plus âgés souffrent plus souvent de pathologies.

« Les hommes de ma génération sont sûrs d’eux et persuadés qu’ils conduisent très bien » – Gérard Daudy, 73 ans

« On ne va pas régler le sujet en opposant une génération à une autre », répond aussi Pauline Déroulède à l’argument du nombre d’accidents. Le 27 octobre 2018, elle était assise sur son scooter garé sur le trottoir le temps que son amie achète des fleurs, quand elle a été fauchée par la voiture d’un nonagénaire. Amputée d’une jambe, elle vient d’obtenir son deuxième titre de championne de France de tennis en fauteuil. Plus de trois ans après son accident, elle reçoit encore régulièrement des appels de gens qui lui demandent vers qui se tourner pour convaincre leurs parents de mettre pour de bon leur automobile à l’arrêt. Les médecins ne peuvent donner que leur avis si on le leur demande. Reste aux proches la possibilité de signaler le conducteur à la préfecture, une décision aussi impossible à prendre (qui veut se sentir un traître à sa propre famille ?) qu’à faire appliquer.

« On ne peut reprocher à personne de manquer de recul sur soi. On n’est pas tous capables de s’autoévaluer. Tout le monde se dédouane sur la famille qui doit trouver des subterfuges et a le mauvais rôle », regrette Pauline Déroulède.

Si ces discussions peuvent être éprouvantes, rappelle-t-elle, les effets d’un accident sur une famille le sont encore plus. Le conducteur qui l’a percutée est décédé depuis, elle sait que sa fin de vie a été douloureuse, que son épouse a été anéantie, que leur fils a aussi subi les effets de l’accident. « Ce sont des dommages collatéraux dont on ne parle pas. Etre responsable d’un accident, on ne le souhaite à personne, ça bousille une famille. »

Impact des médicaments

Décorée de l’Ordre national du mérite pour son engagement pour la sécurité routière, Pauline Déroulèdedéfend aujourd’hui un projet de loi imposant des visites régulières aux conducteurs, avec une périodicité différente selon l’âge. Elle sait le sujet ultrasensible. Après le Covid-19, après la réaction au 80 km/h, qui, en politique, s’aventurerait à limiter la liberté de circuler ou de prendre sa voiture ?

« Ce serait plus simple si l’on pouvait dire “Vous ne pouvez plus conduire, mais voilà tout ce que vous avez à votre disposition pour rester autonome”, ajoute Pauline Déroulède

A Niort, Gérard Daudy, 73 ans, prof à la retraite, se sent d’une époque où l’homme, au sein du couple, prenait le volant par défaut. « Les hommes de ma génération sont sûrs d’eux et persuadés qu’ils conduisent très bien. » Lui se rend compte qu’il a désormais un peu plus de mal à tourner la tête en conduisant. Depuis une dizaine d’années, il fait partie des bénévoles qui, en France, animent des ateliers de prévention de la MAIF. Aux autres seniors, il conseille de moins circuler quand le trafic est intense ou quand il fait nuit. Il fait parfois venir un pharmacien qui aide les participants à comprendre quel peut être l’impact de leurs médicaments sur leur capacité à maîtriser leur véhicule.

Mais il est resté déboussolé quand un de ses amis l’a appelé en pleurant : « Gérard, je ne peux plus conduire, ma vie est foutue… » Aller au marché, au cinéma, c’était fini pour lui. « Il vit dans un village de 3 000 habitants, sans transports. Je lui ai dit que je viendrais le voir, mais je n’avais pas beaucoup d’arguments. » Car Gérard savait que ses visites ne remplaceraient pas une vie sociale, le sentiment d’autonomie. « Pousser un proche à arrêter de prendre sa voiture, c’est la bonne réponse quand on est dans un lieu où les transports existent. »

« Ce serait plus simple si l’on pouvait dire “vous ne pouvez plus conduire, mais voilà tout ce que vous avez à votre disposition pour rester autonome”, ajoute Pauline Déroulède. Il faut pouvoir proposer une offre de transports alternatifs solide et qui fonctionne. Les systèmes de transports à la demande pour seniors sont peu accessibles avec des modes de réservation assez lourds. Qu’est-ce qu’on fait des personnes qui ne peuvent plus conduire ? La voiture, c’est la liberté, c’est le lien social. » On le sait tous depuis les confinements, tout comme on a pu mesurer les dégâts causés par l’isolement forcé sur le moral des proches.

« Tout le monde a découvert ce que c’était de ne plus pouvoir bouger, de ne plus se sentir libre, autonome », observe Sylvie Bonin-Guillaume, membre du Conseil national de sécurité routière, « c’est aussi pour cela que le sujet est si douloureux à aborder en famille ».

Guillemette Faure : Publié dans le Monde du 02 juillet 2022

https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2022/07/02/les-vieux-au-volant-l-engueulade-au-tournant_6133094_4497916.html

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Merci d'avoir aborder le sujet: une question délicate et souvent débattue.
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