Feu la loi grand âge : faut-il regretter cette énième dérobade ?
La réforme du grand âge devait être un marqueur social, un signal opportunément envoyé en fin de mandat… A notre avis, c’était là une présentation un peu trop sophistiquée… Cette réforme est simplement et avant tout une nécessité impérieuse, trop longtemps repoussée. Pour être justes, on dira que cela ne date ni d’aujourd’hui ni de 2017 ni de 2012
Pour ce qu’on savait de cette loi programmée, elle n’était sans doute pas à la hauteur. Alors faisons les efforts prévus dans le cadre du PLFSS 2022 et profitons de ce faux pas pour dire ce que devrait être l’ambition d’une telle loi.
De cette loi de nécessité, il faut faire une loi de modernisation et de justice... et c’est à cette aune qu’on jugera de l’ambition. Un beau sujet pour la présidentielle… A condition d’agir le lendemain de l’élection et de ne pas renvoyer le sujet en fin de quinquennat, piège mortel pour toutes les tentatives antérieures.
Pourquoi est-ce nécessaire ?
Le spécialiste des projections sanitaires qui sommeille désormais en chaque Français le comprendra aisément : les générations du baby boom arrivent bientôt à un âge où la perte d’autonomie devient significative. Les premiers enfants du baby boom ont en effet 75 ans aujourd’hui… La nécessité est donc avant tout démographique et elle est inscrite dans notre trajectoire depuis des décennies. Puisque les naissances ont été plus nombreuses après la deuxième guerre mondiale, puisqu’on vit plus longtemps et puisqu’on n’a pas réduit à due concurrence la prévalence des incapacités, on s’apprête à affronter un choc de besoins de prise en charge de forte intensité. Alors certes, on pourra aplanir les courbes en renforçant la prévention de la perte d’autonomie mais la réalité est implacable et on a trop longtemps tergiversé.
On dit parfois que la réforme du grand âge est coûteuse et on avance le chiffre de 10 milliards par an à moyen terme, estimation basse. En vérité, ce n’est pas la réforme qui est coûteuse, c’est la réalité quantitative qui est implacable. Sauf à laisser se dégrader la prise en charge, sauf à reporter sur les usagers le financement de celle-ci, il faudra plus d’argent public, plus de ressources socialisées pour passer ce cap.
La nécessité est démographique ; elle est financière mais elle touche aussi les ressources humaines et l’emploi. Il va falloir assigner à ce secteur plusieurs dizaines de milliers de salariés en plus chaque année pendant 15 ou 20 ans. Versant positif : il y a là un gisement d’emplois peu qualifiés et non délocalisables. Insuffisamment exploité du fait des politiques malthusiennes menées jusqu’à présent. D’où l’importance du travail fait sur le recrutement, la formation, la rémunération, les conditions de travail des personnels œuvrant auprès des aînés. Sait-on par exemple qu’il s’agit là d’un des secteurs les plus touchés par les accidents du travail et les maladies professionnelles ? Le désintérêt politique pour les salariés du soin aux personnes âgées était le pendant de la procrastination en matière de réforme du financement. Disons-le franchement : maintenir le secteur en sous-effectifs chroniques était une facette de la régulation financière.
Sauf à faire perdurer ces pratiques, sauf à dégrader encore les conditions de la prise en charge, oui il va falloir beaucoup d’argent pour le grand âge. Le volontarisme politique doit permettre de faire émerger des solutions de financement justes sur la part publique de celui-ci et les financements justes sont connus : il faut une large assiette (la CSG ou CRDS ont cette qualité…). Que les libéraux se rassurent : il faudra aussi des financements privés en plus (directs ou par le biais de la prévoyance).
On créditera le gouvernement qui, demain, aura relevé le défi du financement et des ressources humaines d’avoir fait face à la réalité, à la nécessité. Mais cette réforme sera aussi appréciée en tant qu’elle participera de la modernisation des politiques de l’autonomie et contribuera à résorber les inégalités sociales et territoriales.
Transformer. Vraiment !
Les structures d’accueil : pour en finir avec les « EHPAD »
La crise Covid-19 a révélé ce qu’on préférait généralement ne pas voir : les travers de l’institutionnalisation en EHPAD. La Défenseure des droits a mis récemment en exergue les défaillances d’un système de prise en charge au-delà même de l’expérience de la crise. Cela fait des années que nous sommes nombreux à revendiquer cette transformation, dans sa dimension technique (les liens avec l’hôpital et avec la ville par exemple) mais surtout sociétale (préservation de la part d’autonomie en établissement, liberté d’aller et de venir, droits des usagers, maintien des liens avec les familles…). La crise a exacerbé tout cela. Aujourd’hui, le modèle est à nu. Préfèrera-t-on le ravauder encore et faire ce que l’on fait depuis des décennies : avoir un discours enthousiaste sur le « virage domiciliaire » et… mettre l’essentiel des moyens nouveaux dans les établissements ? La crise a révélé ce que la génération de 68 nous aurait dit dans quelques années : le modèle des maisons de retraite est obsolète. Acceptons-en l’augure et changeons-le.
Faire toute sa place à la prévention
On a évoqué en introduction le sujet de la prévention de la perte d’autonomie. Que fait-on pour se prémunir ? Disons-le simplement : pas grand-chose sinon rien. Fatalisme et déni sont de rigueur. Individuellement et collectivement. Bien au-delà des dispositions utiles mais limitées de la loi de 2015 dite d’« adaptation de la société au vieillissement », il faut anticiper les choses à titre individuel et mobiliser les acteurs collectifs : les collectivités locales (pour l’organisation de l’espace, la voirie, le logement, l’accessibilité, les mobilités, les activités sportives, les loisirs), les bailleurs sociaux, les lieux d’accueil du public…
Cette génération qui arrive a acquis des « droits à » tout au long de sa trajectoire de vie… Elle ne se laissera pas enfermer dans un registre où l’on stipule pour les usagers, en fabriquant une offre de prise en charge à laquelle ceux-ci n’ont d’autre choix que de se conformer, globalement et au plan local. Le progrès doit donc aussi être démocratique : le grand âge doit devenir un sujet politique, pris en charge dans les enceintes de délibération de nos collectivités… La présidence française de l’Union européenne doit aussi être l’occasion de porter un discours volontariste à ce niveau. Le défi est commun.
Transformer l’allocation des ressources : vers un chèque autonomie
Côté usagers, il faut une véritable allocation ou – pourquoi ne pas retenir une expression encore plus parlante ? – un « chèque autonomie » (par la fusion de l’ensemble des dotations existantes – et elles sont nombreuses), qui permette à chaque individu d’orienter l’offre qui le concerne et, par agrégation, l’offre collective vers des solutions adaptées. Aujourd’hui, on ne met guère de moyens sur la prévention et beaucoup plus une fois que l’on a constaté la perte d’autonomie ; les ressources sont orientées vers les structures autorisées (véritable rentes que ces autorisations) et non pas vers des solutions innovantes ; quand innovation il y a, tout cela est engoncé dans un corset bureaucratique plutôt que de laisser faire et d’évaluer la performance pour diffuser les innovations performantes.
Revoir la gouvernance de fond en comble
Si on donne le pouvoir à l’usager, il faut bien entendu bâtir la régulation locale et l’articulation national-territorial. C’est à cette aune aussi que l’on jugera de la réforme du grand âge. Depuis quinze ans, l’Etat et les départements se regardent en chiens de faïence, avec au milieu l’Agence régionale de santé. Le système est figé, financièrement et en termes de répartition des compétences. Il faut rebâtir un système où l’Etat fixe les règles (dans un souci d’universalisme) et fabrique de la péréquation (le rôle de la CNSA est ici essentiel), une collectivité organisatrice (le département ou l’intercommunalité selon les contextes) qui bâtit l’offre dans un souci d’agilité et de diversité, et des opérateurs locaux, plus souvent stimulés qu’aujourd’hui en termes de réponse intégrée aux besoins (plutôt que détenteurs de rentes de monopole).
Alors oui, il faut une réforme d’ampleur… mais ne nous y trompons pas : la facture il faudra de toute façon la payer. Au-delà, on appréciera les initiatives en fonction de l’audace réformatrice sur le plan des droits des usagers, des principes de justice, de la gouvernance territoriale. Cette réforme ne doit pas être paramétrique, la loi n’a pas besoin de dizaines d’articles abscons qui ne sont jamais que le reflet des préoccupations de l’administration et des corporations. Mettons les moyens nécessaires et disons les choses en termes simples. Rêvons d’une loi qui consacrerait la révolution de l’autonomie en s’en tenant à quelques principes.
Stéphane Le Bouler, président de LISA
Paru le 15 septembre 2021 dans la news letter de LISA, Laboratoire d'Idées Santé, Économie