Les femmes âgées précaires, grandes oubliées des politiques publiques dans le monde
Une étude publiée sur The Lancet le 1er août dernier révèle que les politiques mises en place dans les domaines clés du vieillissement de la société favorisent davantage les hommes que les femmes. Grande oubliée des statistiques gouvernementales, la problématique des discriminations que subissent les femmes âgées est au cœur d’un nouvel index faisant la lumière sur les inégalités économiques et sociales qu’elles subissent.
« Je suis venue dans cette petite maison quand j’ai quitté mon mari. […] Je ne sais plus rien de lui depuis 25 ans. J’ai un peu d’argent de ma pension – ce qui est peu – et un peu d’argent de mon travail. Les fermiers du coin disent que je suis une travailleuse acharnée. Je [m’occupe] des pommes de terre. Je creuse. Et c’est beaucoup. Assez pour le loyer. […] Chaque mois, j’économise un euro et je le mets dans une pile pour que, si je la retrouve, je puisse acheter des noix et du sucre et la faire cuire… ». Tinka a 77 ans. Cette Slovène s’est confiée à Humanitarček, une association qui aide les personnes âgées dans le besoin, aux côtés de deux autres femmes de son âge vivant en Slovénie et souffrant de la pauvreté. « Je n’ai nulle part où aller. Où irais-je à cet âge ? Je n’ai pas de voiture. Je ne peux pas me déplacer à pied. Tout ce que j’ai est dans cette maison », retranscrit le média Zurnal24. Tout comme elle, 46,8 % des femmes de plus de 65 ans habitant seules vivent sous le seuil de pauvreté, selon le Bureau des stlatistiques de la République de Slovénie. Ce taux de pauvreté des femmes âgées – qui atteint les 23 % lorsqu’elles vivent accompagnées – est deux fois plus élevé que celui des hommes âgés. Un décalage principalement dû à un écart de pension de 22 % dans ce pays des Balkans, qui trouve son écho à l’échelle internationale.
« Dans chaque pays, les différences entre les sexes dans les domaines clés du vieillissement de la société favorisent les hommes ». Voilà la conclusion que tirent les scientifiques qui ont rédigé l’étude « Les différences entre les sexes dans l’adaptation des pays au vieillissement de la société : une comparaison transversale internationale », publiée dans The Lancet le 1er août dernier. Basée sur un indice de vieillissement composé de cinq domaines, dont le bien-être, la productivité et l’engagement, l’équité, la sécurité et la cohésion, elle compare les données de 18 pays de l’OCDE datant de 2015 à 2019.
Bien qu’il y ait déjà eu plusieurs tentatives de quantifier la capacité des pays à soutenir les populations vieillissantes, peu d’attention était jusque-là accordée aux différences entre les hommes et les femmes âgés. « Nous faisons ce travail depuis quelques années et il nous est apparu évident que nous pouvions distinguer différents groupes, comme des groupes raciaux ou des sexes différents », raconte John Rowe, professeur de politique de la santé et du vieillissement à l’Université de Columbia et co-auteur du rapport. « Mais, nous avons été surpris de constater qu’il n’y avait pas eu beaucoup de travaux antérieurs sur ce sujet. Et, face au déni de nombreuses personnes concernant le manque d’équité chez les personnes âgées, nous avons décidé de le prouver », nous explique-t-il.
Des disparités à tous les niveaux
Dans tous les pays de l’OCDE, les femmes ont une espérance de vie en moyenne supérieure de 3,3 ans à celle des hommes. L’étude spécifie cependant que cette longévité est trompeuse, en ce que les femmes vivent plus longtemps en mauvaise santé. « Une fois que la proportion de la vie passée en bonne santé est prise en compte, l’indice favorise uniformément les hommes », décrit le rapport. Plus exposées aux maladies chroniques, elles paient davantage de frais de santé que les hommes. Face à une telle situation, plus de 10 % des femmes âgées ne peuvent pas faire face à leurs dépenses de santé dans certains pays de l’Union européenne (UE), selon un rapport de la Commission européenne sur l’égalité entre les femmes et les hommes au sein de l’UE, publié en 2019.
Par ailleurs, les femmes sont plus susceptibles de vivre sans conjoint pendant la dernière partie de leur vie. « Comme elles vivent seules plus longtemps, elles sont plus exposées au risque de solitude et de dépression », affirme John Rowe. C’est d’ailleurs dans l’intégration sociétale que les différences entre les hommes et les femmes âgées se font le plus sentir, favorisant ces premiers de 21 points en moyenne sur l’indice créé par les auteurs de l’étude. Dans les pays de l’Union européenne, par exemple, plus de 20 % des femmes âgées sont menacées d’exclusion sociale, contre 15 % des hommes âgés, selon les chiffres de la Commission européenne.
Mais surtout, les possibilités d’indépendance financière sont-elles moins nombreuses pour les femmes, en particulier celles qui sont plus âgées. Bien que le taux d’emploi des femmes ait augmenté dans les pays à revenu élevé, le taux d’emploi global des femmes reste inférieur à celui des hommes dans le monde. Cette différence s’accentue dans les groupes d’âge plus élevés. Selon le rapport publié sur The Lancet, les femmes occupent des emplois plus précaires que les hommes, effectuant des travaux de soins non rémunérés pendant environ 3 fois plus d’heures par jour que les hommes, ce qui limite le temps disponible pour un travail rémunéré. Ces inégalités salariales impactent directement la pension des retraitées et, a fortiori, leurs conditions de vieillissement.
En somme, « les hommes obtiennent de meilleurs résultats dans tous les domaines énumérés par l’étude », analyse Cynthia Chen, autrice principale du rapport. Pourtant, si les femmes âgées subissent de claires discriminations accumulées tout au long de leur vie, elles ne sont pas pour autant le résultat d’un sexisme systémique. « Il peut s’agir d’une différence dans les préférences de chacun. Par exemple, les femmes âgées peuvent choisir de prendre leur retraite plus tôt parce qu’elles préfèrent passer plus de temps avec leurs petits-enfants et ont donc un taux d’activité plus faible », conclut-elle. Mais, au-delà de ces préférences individuelles, ce sont les conditions de travail dans lesquelles évoluent les femmes durant leur carrière qui pèsent sur les inégalités dont elles souffrent. L’inégalité salariale joue ainsi un grand rôle dans les conditions de vieillissement des femmes. Aux Etats-Unis, le salaire moyen des femmes était de 17,7 % inférieur à celui des hommes en 2020, de 22,5 % au Japon ou encore de 12,3 % au Royaume-Uni, selon l’OCDE. A l’opposé, les pays nordiques, comme la Norvège, affichent des écarts inférieurs à 5%, se classant parmi les pays les plus équitables pour leur population vieillissante.
« Il suffisait de voir quels pays étaient sur le podium aux Jeux olympiques d’hiver pour établir le classement. La Norvège et la Suède, qui ont de très bons programmes nationaux visant, entre autres, à l’égalité des sexes, ont obtenu de très bons résultats durant cette compétition »
John Rowe, professeur de politique de la santé et du vieillissement à l’Université de Columbia et co-auteur du rapport
Les pays nordiques, premiers de classe
Si l’ampleur des inégalités entre les sexes chez les personnes âgées ne semble pas être liée à la situation géographique ou au statut de développement des pays, elle tient plus des politiques nationales mises en place et des structures institutionnelles locales, selon John Rowe. « Il est particulièrement intéressant de constater que les États-Unis et le Royaume-Uni se situent au milieu alors que les États-Unis ont la plus grande économie du monde et que le Royaume-Uni a été l’un des premiers pays à se doter d’un système national d’assurance maladie que les gens considèrent assez équitable », explique-t-il. Aux États-Unis, les Américains ne disposent pas d’une couverture universelle des soins de santé. Si le programme Medicare offre une couverture aux personnes âgées de 65 ans et plus, elle est néanmoins minimale pour les soins de longue durée dont ont particulièrement besoin les femmes âgées, plus enclines à vivre longtemps et en moins bonne santé.
A l’inverse, le Danemark, la Suède, la Finlande et la Norvège, ainsi que les Pays-Bas et le Japon obtiennent globalement de bons résultats en ce qui concerne l’égalité entre les personnes âgées de sexe opposé. Pour Cynthia Chen, cette réalité tient aux mesures politiques prises par ces différents pays. « La Norvège dispose par exemple de la loi sur l’égalité et l’anti-discrimination […] et de la stratégie « Plus d’années, plus d’opportunités », visant à faire en sorte que l’expérience du vieillissement dans tous le pays s’accompagne de plus longues années de vie saine, active et productive, tant pour les hommes que pour les femmes », explique-t-elle. De son côté, la Suède a mis en place un plan d’action visant à permettre aux personnes âgées de vivre de manière indépendante avec une qualité de vie élevée. Par ailleurs, le Plan de soins suédois stipule que les personnes âgées qui ont besoin de soins et de services sociaux ont droit à une aide de haute qualité.
Ces politiques sociales ambitieuses sont largement liées à l’excellente représentation des femmes dans la politique, selon Cynthia Chen. « En Suède, les femmes sont actuellement plus nombreuses que les hommes à occuper des postes de direction dans ce domaine. En politique, 47 % des membres du Parlement suédois sont des femmes, alors que la proportion dans les autres pays de l’UE est d’environ 32 % et que la moyenne nord-américaine est de 26 % », avance-t-elle. A l’inverse, les femmes vivant dans les pays d’Europe de l’Est comme la Hongrie, la Pologne et la Slovénie, qui ont obtenu de moins bons résultats selon l’étude, ont une représentation politique moindre. « Dans ces pays, les femmes ont généralement une représentation extrêmement faible au Parlement. En Hongrie, par exemple, 10 % des députés sont des femmes, qui sont, par ailleurs, totalement absentes du Cabinet », explique Cynthia Chen.
Dans certains pays comme les Pays-Bas, c’est l’accessibilité aux soins qui prime et participe à la réduction des inégalités entre les hommes et les femmes âgés. Un programme national de soins apportées aux personnes âgées, lancé en 2006 pour évaluer les besoins des personnes âgées fragiles et leur fournir les soins les mieux adaptés, a permis de développer huit réseaux gériatriques regroupant 650 organisations et impliquant 43 000 personnes âgées et 8500 soignants centraux. A l’image des Pays-Bas, certains pays de l’OCDE ont fait des prestations sociales une priorité. Le Danemark, la Suède et la Norvège ont tous consacré plus de 25 % de leur produit intérieur brut (PIB) aux services sociaux fournis par l’État en 2019. « On n’avait pas vraiment besoin de faire cette étude, en réalité. Il suffisait de voir quels pays étaient sur le podium aux Jeux olympiques d’hiver pour établir le classement. La Norvège et la Suède, qui ont de très bons programmes nationaux visant, entre autres, l’égalité des sexes, ont obtenu de très bons résultats durant cette compétition », s’amuse John Rowe.
Et la France alors ?
La France est la grande absente de l’étude… faute de données suffisantes sur le sujet. « Dans certains pays, il y avait des données manquantes qui ne nous ont pas permis de compléter l’indice dans son entièreté, notamment en France », explique John Rowe. Un manque important qu’a pu relever Mélissa Petit, docteure en sociologie du vieillissement : « On ne prend pas en compte les questions de genre concernant les personnes âgées. Comme si, passé un certain âge, ces dernières n’intéressaient plus », avance-t-elle. « Par exemple, les données concernant les violences faites aux femmes dans l’espace public ne concernent pas les plus de 69 ans, alors que 20 % des féminicides sont perpétrés contre des femmes de plus de 70 ans, ce qui montre bien que les femmes âgées sont aussi la cible de violences », explique-t-elle. Pour Valentine Trépied, sociologue spécialiste de la vieillesse et du vieillissement, cette réalité est symptomatique d’une vision négative attribuée aux personnes âgées. « Très longtemps, des connotations et des représentations sociales extrêmement négatives ont été rattachées aux personnes âgées dans notre société. Perçues comme vulnérables, elles sont décrites comme dépendantes de groupes familiaux ou médicaux et comme ayant des relations de soumission aux autres », explique-t-elle. « C’est pourquoi elles ont longtemps suscité très peu d’intérêt et que peu d’études ont été menées à leur égard, encore plus lorsque cela concerne le grand âge et les Ehpads », ajoute-t-elle. Si elle note une certaine évolution de cette vision négative ces dernières années, suite à la période de l’« Ehpad bashing », plaçant au cœur du débat le besoin de financement de ces lieux pour améliorer les conditions de vie de ses occupants, et au lancement du projet de loi Grand Âge, le manque de donnée fait toujours défaut.
L’inégalité salariale, assez documentée en France, permet cependant d’informer sur la précarité des femmes âgées. Surreprésentées dans les emplois précaires, à hauteur de 29,3 % pour les emplois à temps partiel, contre 8,4 % des hommes en 2018, les femmes sont également moins bien payées. Leur salaire mensuel net moyen était 16,8 % inférieur à celui des hommes en 2019, selon l’INSEE, ayant un impact direct sur leur pension. « C’est un cercle vicieux », décrit Mélissa Petit. « Les femmes ont une retraite moins importante en raison de leurs parcours de vie, morcelés par les possibles congés maternité, les arrêts de travail pour élever leurs enfants… Leur pension en est diminuée par rapport aux hommes, engendrant un certain nombre de difficultés à faire face à des dépenses spécifiques, comme la mutuelle, pourtant nécessaire pour couvrir les soins de maladies chroniques que peuvent développer les femmes âgées », avance-t-elle. Tous régimes confondus, les femmes perçoivent ainsi des pensions sensiblement inférieures à celles des hommes. Selon la Drees, les femmes percevaient en moyenne un montant de retraite inférieur de 28 % à celui des hommes en 2018 – un écart qui augmente jusqu’à 41 % dès lors que l’on ne prend en compte que les pensions de droits directs, c’est-à-dire sans les droits dérivés comme la réversion, censés réduire cet écart. Par ailleurs, cet écart, de 50 % en 2004, se réduit très lentement. D’ici 2030, il devrait être de 30 % pour la génération 1965–1969, selon l’Ined.
Article de Emilie Echaroux publié par Usbeck et Rica, le 12 août 2021
https://usbeketrica.com/fr/article/femmes-agees-precaires-oubliees-politiques