Le bonheur de pédaler des seniors « augmentés » : « Sur mon VTT électrique, je n’ai pas d’âge »
A 70, 80 ans, que leur santé soit parfaite ou quelque peu déclinante, trois fois par semaine, ils grimpent des cols et avalent du kilomètre. Leur secret ? Une assistance électrique, moteur de leur petite reine comme de leur club de cyclotourisme.
Par où est-il passé ? Loin devant, le peloton de septuagénaires et d’octogénaires nous a semés au rond-point. Pas du genre à freiner dans les descentes, ces cyclistes-là. Entre La Farlède et Carqueiranne, sur les routes du Var, entre zones pavillonnaires et serres horticoles, champs d’oliviers et de figuiers, avec le mont Coudon en ligne de mire, ils filent à 30 kilomètres à l’heure sans cesser une seconde de papoter, de blaguer, de s’interpeller, côte à côte dès que la route le permet.
« Les moutons, c’est les seuls qui travaillent, ici, sinon, il n’y a que des retraités ! », s’époumone, mistral de face, René Lepezron, longeant un pré. Le président du club cyclotouriste de La Farlède, en sortie ce matin de novembre 2023, « fait l’animateur radio », comme il l’annonce, hilare, avec la même constance que « le collègue » à l’avant, bras tendu, signale tout potelet ou trou dangereux. Chaque redémarrage est scandé par le « fouette, cocher ! » tonitruant de René.
Les 40 kilomètres aller-retour sont avalés en un rien de temps, sans la moindre crampe à l’arrivée. Entouré de sa « bande de jeunes » dans le petit local du club à La Farlède, village niché entre Toulon et Hyères, le président Lepezron, grand seigneur, relativise la performance : « Le vélo électrique a pris sa place dans le peloton… » Sur les quarante-huit adhérents, une trentaine ont franchi l’étape des 70 ans, cinq affichent même plus de 80 ans au compteur. Ils confient leur âge à la quinzaine de jours près (« 80 ans et un mois et demi »), manient aux dépens de leurs chères épouses un humour pré-#metoo, usent d’un vocabulaire médical pointu, nourri par leur fréquentation assidue de l’hôpital. Mais, du 2 janvier au 31 décembre, ils roulent les mardis, jeudis et dimanches : départ à 8 h 30 l’hiver pour 70 kilomètres, et à 7 heures l’été pour 100 kilomètres. L’électricité leur donne des ailes.
Réunis sur des chaises pliantes pour l’apéro anisette, un alignement de coupes argentées dans le dos, les membres du club des « Tamalous » (t’as mal où ?), comme ils l’ont eux-mêmes rebaptisé, évoquent dans un même élan les cols du massif des Maures qu’ils franchissent allègrement, la virée annuelle à Saint-Tropez (64 kilomètres), la semaine itinérante en Lozère, et leurs arthroses, glaucomes, calculs, hernies, prothèses, ruptures, fractures, opérations, cancers, Parkinson – liste non exhaustive. Pour invariablement conclure en remerciant les inventeurs du VAE (vélo à assistance électrique), engin qui leur permet de cumuler tracas et exploits, faisant d’eux la première génération de vieux « augmentés ».
Echapper à l’enfer télévisuel
« J’espère battre Robert Marchand, mon idole, le recordman du monde des 100 kilomètres à plus de 100 ans », se vante, presque sérieux, Robert Corriez, « 81 ans et demi », tout de gris vestimentaire et capillaire. Bras croisés sur la doudoune sans manches, l’ancien pompier professionnel poursuit : « J’étais à vélo normal jusqu’à il y a un an. Je tirais la langue. Des problèmes médicaux avaient un peu fatigué le bonhomme. Je souffrais, j’emmerdais les collègues dans les grosses montées, même s’ils disaient “on s’attend !”. En même temps, je ne me voyais pas m’arrêter pour me mettre dans un canapé, surtout quand il n’y a pas le Tour de France. »
Grâce au vélo de course électrique, il a échappé à l’enfer télévisuel. « Ça m’a… » Il lève les deux bras au ciel, incapable de trouver des mots assez forts. Puis se reprend : « Maintenant, c’est impeccable. Je peux même continuer à rouler avec le groupe 2, et pas dans le groupe 3, celui des vraiment vieux. » A ses côtés, Claude Galouye, 80 ans, qui « espère être sur le vélo à 85 ans encore », ne se sent pas davantage un « vraiment vieux ». « Honnêtement, jure-t-il, sur mon VTT électrique, je n’ai pas d’âge. » Et d’avouer sa hantise de la chute, donc de l’immobilisation, qui lui ferait « reprendre d’un coup toutes les années qui manquent à l’appel ».
En sweat rayé de rugbyman, jean et baskets, l’ex-moniteur de sport dans la marine accepte l’assistance de l’électricité depuis cinq ans. « Ça m’a changé la vie, ça commençait à devenir difficile. Quand je rentrais, ma femme disait : “T’as encore pris dix ans !” Là, je peux aller partout sans me préoccuper des côtes, je refais des parcours que je ne faisais plus, de 100 kilomètres et plus. C’est même un piège. On a encore de la batterie, parce qu’on l’a coupée sur le plat, alors on rallonge, une heure de plus, on est euphorique ! » Maintenant, avec Martine, son épouse, ils « posent le camping-car » près du littoral breton ou normand pour « rayonner tout autour à deux VAE ».
Même pas mal ! La retraitée a affronté pire : deux cancers du sein. « Vingt jours après l’opération, j’étais sur le vélo. Pendant les rayons, j’étais sur le vélo. Je ne me voyais pas monter dans un véhicule sanitaire. J’ai fait 22 kilomètres aller-retour pour m’y rendre trente-six semaines de suite. Je continuais le vélo, je continuais ma vie », confie-t-elle dans un souffle, mais souriante.
L’apéritif virerait presque à la réunion de commerciaux. Chacun fait l’article. Il est leur bouée de sauvetage, l’instrument de liberté qui permet d’avaler encore les kilomètres, en sécurité, ce VAE qu’ils se sont fait offrir pour leurs 75 ans, leurs 80 ans, plutôt qu’un canapé inclinable ou qu’une croisière pour grabataires.
Sans lui, il y aurait « quinze licenciés en moins dans le club », compte René. « Et tenez ! Eugène, qui n’a pas voulu y venir, au VAE, eh bien quand on l’a revu six mois après l’arrêt du vélo, on a trouvé qu’il portait son âge. » Retardant le moment d’accrocher la petite reine au mur du garage, le VAE fait sacrément grimper l’âge moyen dans les clubs de cyclotourisme. « On se tape quand même des sorties de 100 kilomètres les doigts dans le nez ! », rigole Hervé Prat, pourtant distingué octogénaire, jadis officier des transmissions dans la marine marchande.
Son VTT électrique ? « Une belle bête à 3 000 balles, qui vous sort 250 watts, en plus des 250 watts qu’un individu comme moi développe, à un cheval près. Il double votre capacité à pédaler. On se sent surpuissant, c’est quand même bien plaisant. Ça m’a retiré trente ans. » Fierté et pudeur se mêlent dans le discours de l’homme de tempérament aux cheveux blancs, qui mentionne sans s’appesantir ces « maladies un peu féroces » dont il faut surmonter les séquelles. « Le vélo électrique, c’est un instrument de maintien en dynamisme physique et social. Les traitements, on n’en parle pas quand on est dessus. Ça devrait être subventionné par la Sécurité sociale et les mutuelles. »
« Sans vélo, faut mourir »
Il y a encore quelques années, le cycliste dopé au nucléaire n’était pas bien vu, surtout s’il jouait les fiers à mollets en s’échappant loin devant, en doublant dans les côtes. Le président Lepezron, qui, à 71 ans, résiste encore en « musculaire », se souvient : « On disait que les électriques trichaient un peu… » Maintenant, selon lui, « c’est dépassé, dans le sport loisirs. Nous, dans le Sud, avec le mistral, on est bien contents qu’il y ait un VAE devant pour nous protéger, et même parfois nous pousser au niveau des reins dans la montée. » Demeure cette petite pointe d’orgueil sportif qui pousse à « passer au VAE » le plus tard possible. Le moins possible, aussi, n’usant des watts qu’avec parcimonie, pour goûter encore au plaisir de « se faire mal » et de se rengorger au retour.
« Je démarre au niveau d’assistance minimale, précise Hervé Prat, lunettes de presbyte en bandoulière. Mais si j’ai la flemme, j’augmente. Ou s’il y a une bosse. Ou du mistral. Ou si je suis attendu… Il y a plein de raisons ! » Effort maîtrisé, recommandé par le corps médical, partagé. « Ne pas vieillir seul, c’est l’idée du club, rappelle son président, en retraite depuis dix-sept ans. Le VAE permet de continuer à faire du sport et, au-delà, de conserver du lien, des occasions de voir du monde pour certains veufs et veuves. » Quelqu’un n’apparaît pas deux dimanches de suite ? Evidemment que l’on s’inquiète. Le président passe un petit coup de fil…
Michel Soreau en a reçu un, lui qui avait disparu de la circulation cycliste, en fin d’année dernière. A 85 ans, cheveux gominés vers l’arrière, regard d’azur, l’ancien peintre en bâtiment plutôt taiseux dépérissait après le vol de son vélo électrique dans le cabanon du jardin. Rachat impensable avec une petite retraite d’artisan. Jusqu’à cette cagnotte en ligne lancée par sa petite-fille, inquiète de le voir s’isoler, et généreusement abondée par les membres du club. « J’étais comme un lion en cage, pendant trois mois, confie-t-il aujourd’hui, dans son pull de grosse laine. Sans vélo, faut mourir, c’est tout. » « On a le temps, Michel, pondère René, posant la main sur son avant-bras. Le vélo nous regonfle les batteries. »
A Carqueiranne, ce jour-là, avant le chemin retour vers La Farlède, la pause-café a soudé le peloton, une nouvelle fois. Cruciale, cette halte après une heure trente de route, et pas seulement pour des histoires de prostate. Avant même de partir, le président sait où s’arrêter, l’itinéraire en dépend : « On vise les bugnes de La Londe-les-Maures, le café à 1 euro de Pignan… On essaie de ne pas dépasser la demi-heure au café, mais, des fois, c’est dur de décoller. » Aujourd’hui, la petite bande a parlé pneus, en terrasse, avec vue sur les pins parasols. Robert doit faire un crochet par le magasin de vélos pour changer les siens : 9 000 kilomètres par an, ça vous use un pneu.
Par Pascale Krémer Publié le 07 janvier 2024 dans Le Monde
Sortie en tandem à assitance électrique pour les malvoyants, à La Farlède (Var), le 23 novembre 2023. MAÏTÉ BALDI POUR « LE MONDE .jpg