Le jour où les boomers de Floride feront sécession

Publié le par Or gris : seniors acteurs des territoires, dans une société pour tous les âges

Avec son roman Extrême paradis (Stock, 2024), Clovis Goux revisite l’idéal de l’esprit pionnier qui fut le socle de la conquête du territoire américain au XIXe siècle. Ici, ce sont les seniors qui bâtissent une communauté prétendument utopique en Floride, entre overdose de loisirs, obsession de la sécurité et révisionnisme actif. Viste guidée de ce « sunshine state » interdit aux moins de 55 ans.

Clovis Goux n’est pas le premier écrivain à appréhender le conflit générationnel autrement que comme une simple expression au sens figuré. Il y trouve matière à mettre en scène une géopolitique guerrière, avec ses combats sur le terrain et ses massacres. Comme Maïa Mazaurette, qui avait imaginé dans Rien ne nous survivra  (Folio SF, 2009) une guérilla au cours de laquelle des hordes de jeunes éliminaient les vieux, ou encore J. G. Ballard, dont l’œuvre tourne souvent autour du conflit de générations (notamment dans Millenium People). Sans oublier Le futur proche de Joe Ashby Porter, mise en scène délirante d’une gérontocratie floridienne imaginaire, une œuvre hélas un peu passée à la trappe.

Cette fois, dans Extrême paradis, ce qui motive les seniors, constitués en classe sociale à part entière et reclus dans une Floride qui a fait sécession d’avec le reste de l’Amérique, c’est la consommation excessive assumée, mais aussi la passion des armes doublée d’un conservatisme forcené, ainsi que l’idée obsessionnelle de ne pas être un jour « remplacé » par les plus jeunes, ces millennials aux idées trop révolutionnaires et avides de changement.

« In golf we trust »

Tout commence quand un journaliste parisien spécialisé dans les ragots, Clovis, apprend la mort de son père, qu’il appelait simplement Didier et avec lequel il entretenait des relations plutôt épisodiques mais non dénuées d’affection. Didier avait tout plaqué quelques années auparavant pour émigrer dans l’une de ces communautés des « Villages-Unis de Floride » pour trouver la paix. Un soir, complètement saoul, il aurait chuté et se serait fracassé le crane contre une table basse. Son corps est incinéré juste avant l’arrivée de Clovis, et ses cendres dispersées sur le green de son parcours de golf préféré.

Quel cheminement intellectuel tordu a pu conduire ces seniors à décider de s’isoler en rompant avec le passé ?

Quand Clovis débarque dans la communauté, il tombe sur une école maternelle construite au cœur du village, ce qui lui semble alors « une aberration comparable à la construction d’un abattoir dans un parc d’attraction  ». Tout ici semble faux, et le mensonge est la règle. Les conditions de la mort de Didier paraissent d’ailleurs obscures, et Clovis décide d’enquêter sérieusement dès lors qu’on lui refuse l’accès au rapport d’autopsie de son père. Il va se fondre dans une vie un peu dissolue, nouer une liaison avec la petite amie de son père avant de découvrir que ce dernier compilait des centaines d’articles sur des crimes de masse homophobes et racistes ayant eu lieu en Floride. Alors que des menaces d’attentats émanent du « Front de Libération des Millennials », il découvre la brutalité qui s’exerce contre les émigrés cubains qui servent de larbins aux seniors riches et blancs du lieu, mais aussi la réalité effrayante de l’histoire de cet Etat devenu indépendant.

Les « Villages-Unis » se sont constitués grâce à la vente progressive de parcelles achetées par correspondance par de futurs retraités puis, quand Jane Fonda a été élue présidente des États-Unis d’Amérique sur un programme favorable aux seniors, la Floride est entrée en guerre, ses milices laissant derrière elles des charniers de jeunes gens abattus froidement, pour faire ensuite sécession. La véritable trouvaille de ses fondateurs fut alors de promettre le golf gratuit pour tous, sur de somptueux parcours…

Des boomers obsédés par « le grand remplacement »

Quel cheminement intellectuel tordu a pu conduire ces seniors à décider de s’isoler en rompant avec le passé, en bannissant leur descendance dont ils se sont totalement coupés ?  Ici, on n’a qu’une quête, paradoxale, celle de l’éternelle jeunesse. On gomme alors la mémoire des lieux, on s’arrange avec l’Histoire en plongeant en plein obscurantisme, tandis que la lumière du soleil aveugle même les esprits les moins corrompus. On ne craint qu’une chose, que la nouvelle génération chasse l’ancienne, et l’on est hanté par ce qui s’apparenterait de façon détournée à la théorie du « grand remplacement ». Tout recommencer à zéro, après tout, c’était bien le fondement de l’Amérique, nourrissant le rêve d’une deuxième chance, voire ici d’une deuxième vie…

Mais Clovis va chambouler cette tranquillité fake en découvrant sur une clé USB de son père une série de vidéos de massacres et de meurtres : « L’ensemble redessinait la carte de la Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultraviolence, composait un nouveau type de guide touristique invitant non à découvrir les splendeurs du sunshine state mais bien à en explorer les égouts ».

En filigrane, on devine chez ces seniors des enfances dévastées, des vies brisées faites de traumatismes profonds, des conflits internes jamais réglés, qui sont aussi ceux d’une Amérique qui privilégie trop souvent dans les discours la fuite en avant plutôt au principe de réparation. L’auteur pose ainsi, en finesse, la question de la transmission – celle d’un retour d’expérience intelligible et nécessaire sur les réussites et la « vertu » de l’American Dream, tout autant que sur les erreurs et les fautes qu’on a pu commettre. Quand une génération ne se sent plus responsable des valeurs qu’elle pourrait transmettre, elle est davantage esseulée que la « génération perdue » qu’elle prétend écarter de sa route et combattre. La « silver revolution » que les seniors ont mené pour en arriver à cet état de sécession et d’anti-jeunisme avait d’ailleurs commencé d’une curieuse façon, quand des hordes de « old boomers  » avaient fracassé à coups de hache les portes du château de Cendrillon à Disney World… La première mesure de ce nouvel Etat indépendant avait alors consisté à interdire le fameux parc d’attraction aux enfants.

La dictature du « fun »

Pour se distraire, cette micro-société sénile a finalement basculé dans une culture du loisir et du divertissement, pas seulement immature et infantile mais porteuse d’une barbarie sans nom. De fait, se couper de l’enfance ne mène qu’à la folie, semble suggérer l’auteur, qui n’a pourtant pas cherché ici à faire un roman spéculatif trop sérieux. Au contraire, on apprécie la légèreté apparente de l’intrigue, l’humour corrosif qui fait davantage songer à une farce macabre qu’à un discours de politique-fiction sous couvert de vernis romanesque. Jouant sur le registre du thriller, Clovis Goux questionne le sens et l’avenir d’une nation où l’on s’émancipe et l’on trouve sa liberté par le travail, mais où vivre doit aussi devenir un loisir permanent, où la vieillesse elle-même devient divertissement, au prix d’un révisionnisme ahurissant. Voilà un livre drôle, féroce, parfois glauque, mais toujours divertissant.

Cédric Fabre Cedric Fabre 15 mars 2024 pour Usbeck et Rica

https://usbeketrica.com/fr/article/le-jour-ou-les-boomers-de-floride-feront-secession?utm_source=Futur+%21&utm_campaign=dfd0727e89-EMAIL_CAMPAIGN_2024_03_18_12_28&utm_medium=email&utm_term=0_-dfd0727e89-%5BLIST_EMAIL_ID%5D

extraits du film "Mary à tout prix"(1998)

extraits du film "Mary à tout prix"(1998)

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article