Face à la crise du logement, étudiants et personnes âgées sous le même toit

Publié le par Or gris : seniors acteurs des territoires, dans une société pour tous les âges

Confrontés au vieillissement et pour répondre au manque de logements étudiants, certains seniors décident d’héberger un jeune le temps de ses études, en échange de menus services. Cette cohabitation intergénérationnelle, issue du monde associatif, attire aussi des start-up.

« Mais tu es notre grand-mère à nous, hein ? pas à elle ! Elle va rester combien de temps ? » : Thérèse Hardouin imite avec tendresse la réaction de ses petits-enfants lorsqu’ils ont appris la nouvelle en 2022. L’énergique retraitée de 73 ans, chez qui ils séjournent régulièrement, avait pris la décision d’« ouvrir aussi [sa] porte », comme elle dit, à une étudiante le temps de ses études. L’anecdote fait beaucoup rire Alla Vardanyan, 24 ans, assise aux côtés de la septuagénaire, dans son salon, à Angers, cet après-midi de septembre. La demeure familiale est devenue « intergénérationnelle » depuis que l’étudiante en master-2 de tourisme y a posé ses valises il y a plus d’un an.

Alla occupe une chambre et dispose d’une salle de bains au deuxième étage, alors que l’ancienne enseignante et principale de collège se réserve le premier. Elle a aussi accès à sa guise à la cuisine, où chacune prépare les repas de son côté, même s’ils sont parfois pris en commun. Ainsi qu’à ce salon où trônent sur des étagères les bouilles des petits-enfants, des souvenirs de voyage de son hôte, de nombreux livres et quelques représentations de Vierge à l’enfant. « On cohabite, mais on ne vit pas ensemble »,explique Thérèse. « On a nos emplois du temps respectifs, et on partage des moments conviviaux quand on a envie », complète Alla. Comme hier soir lorsqu’elles ont improvisé une partie de Rummikub, à défaut de programme convaincant à la télévision.

Ainsi va la vie en commun au fil de ces rapports parfois « quasi familiaux », hésite à dire Thérèse Hardouin, dans cette cohabitation intergénérationnelle. Cette forme de logement solidaire permettant à un senior ayant des chambres libres d’en faire bénéficier un jeune ou un étudiant en échange d’une présence, de menus services, et-ou d’une contribution financière, a le vent en poupe ces dernières années.

A Angers, il y avait ainsi quatre binômes comme celui formé par Alla et Thérèse en 2020, cinq en 2021, dix en 2022… « Et ils sont déjà une vingtaine pour cette rentrée 2023 », se réjouit Bénédicte Henry,infirmière en Ehpad de profession, et l’une des trois bénévoles ayant ouvert l’antenne locale de l’association Ensemble2générations qui, depuis 2006, met en contact et accompagne partout en France « jeunes » et « vieux » .

Crise du logement

Elle décrit les trois « formules » proposées par l’association selon les besoins et les attentes des deux futurs cohabitants. Soit le logement est quasi gratuit pour le jeune (10 euros par mois), en échange d’une présence importante (tous les soirs, la nuit et deux week-ends par mois). Soit ce dernier peut contribuer à hauteur de 150 euros par mois en échange de trois heures au maximum de petits services par semaine pour le senior (courses, aide informatique, bricolage, etc.). C’est la formule choisie par Thérèse Hardouin et Alla Vardanyan, qui doivent en plus s’acquitter toutes deux d’une contribution de 25 euros par mois pour le fonctionnement de l’association.

Enfin les étudiants dont les études ne laissent guère de temps peuvent bénéficier d’un logement « solidaire » (au maximum 250 euros) en échange d’une veille plus passive. A charge pour le bénévole de rencontrer les candidats de part et d’autre pour faire correspondre les attentes de chacun et constituer un binôme adapté. Une quatrième formule se développe ces dernières années : la mise à disposition de chambres étudiantes au sein même de maisons de retraite et d’Ehpad.

Pour Bénédicte Henry, le dispositif constitue une réponse au vieillissement de la population « avec des seniors qui veulent rester chez eux le plus longtemps possible, mais ont parfois besoin d’une présence ou d’une aide ». Sans parler de ceux « qui veulent aussi continuer à se sentir utiles en aidant des jeunes en galère », à l’image de Thérèse qui a aussi accueilli pendant plusieurs années des personnes envoyées par le 115 ayant besoin d’un logement d’urgence. Mais la bénévole rappelle que l’habitat intergénérationnel est aussi une réponse « à la précarité importante d’une partie des étudiants qui n’arrivent pas à se loger ou ont du mal à trouver un cadre de vie adéquate pour réussir leurs études ». Alla confie que c’était pour elle aussi « une façon de moins [se] sentir seule en arrivant dans cette ville » qu’elle ne connaissait pas et que Thérèse lui a fait découvrir de bon cœur. Cette cohabitation « rassure [sa] famille », aussi.

A Angers comme ailleurs, la presse locale se fait chaque année l’écho de la hausse du coût de la vie étudiante et de la crise du logement, avec quelque 250 000 chambres étudiantes manquantes en France, selon un rapport d’information du Sénat paru en 2021.

Dans ce contexte, l’habitat intergénérationnel ne constitue pas la panacée, mais est une réponse parmi d’autres, concèdent les différents acteurs interrogés. Car, de fait, entre 2 000 à 3 000 binômes cohabitent aujourd’hui en France, selon les estimations : une goutte d’eau (certes en croissance) au regard des quelque trois millions d’étudiants et des dix millions de Français de plus de 70 ans.

« Win-win »

Voilà deux populations « qui partagent des problématiques assez comparables dans la société, et peuvent donc sans aucun doute s’entraider », commente Jean Bouisson, psychogérontologue et président de l’association Vivre avec, qui met en contact seniors et étudiants à Bordeaux et à Libourne (Gironde). Il énumère ces expériences communes entre jeunes et vieux : « La solitude, la peur de l’avenir, la question de son utilité dans la société, de la dépendance à l’égard de la famille, du regard ou de la pression que peut mettre cette dernière, la précarité, etc. »

La cohabitation intergénérationnelle serait donc un dispositif solidaire « gagnant-gagnant », argumentent régulièrement les associations auprès des pouvoirs publics depuis le milieu des années 2000. Du « win-win » préfèrent dire les start-up, qui se sont positionnées ces dernières années sur ce secteur de la « silver économie », qu’elles imaginent porteur. A l’image de Colibree, lancée en 2019 par Mélanie Slufcik. L’entrepreneuse explique en avoir eu l’idée à la suite de la difficile installation de sa grand-mère en maison de retraite« Le numérique nous permet d’accélérer la mise en relation des seniors qui veulent rester vivre chez eux avec des étudiants qui cherchent une chambre. Chez nous, ils remplissent un questionnaire sur leur motivation, leur profil, leurs hobbys… », raconte Mélanie. Puis un algorithme « matche » ensuite le profil des uns et des autres.

L’entreprise, qui revendique sept cents contrats ainsi signés depuis sa création, sans s’embarrasser de médiateurs sur le terrain, se rémunère en prenant une commission de 20 % sur chaque « loyer » payé par les jeunes. Un fonctionnement qui détonne avec celui des acteurs associatifs historiques mais qui est en accord avec la loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique de 2018 (ELAN), venue encadrer juridiquement le dispositif et le cadre d’action des différentes structures.

Si l’arrivée de nouveaux acteurs sur ce créneau change quelque peu la philosophie du dispositif, seulement solidaire et désintéressée à l’origine, elle lui donne aussi un nouveau souffle. « La communication intense de ces entreprises permet de faire connaître la cohabitation intergénérationnelle à un plus grand nombre », observe Estelle de Saint-Bon, la directrice générale d’Ensemble2génération, qui réclame toutefois un renforcement de l’encadrement du dispositif pour éviter les dérives. Car avec neuf demandes de jeunes pour une seule offre de chambre, « notre enjeu est de trouver suffisamment de seniors prêts à ouvrir leur porte », concède-t-elle.

Typologie des relations

Or la démarche ne va pas de soi dans une société où ces deux générations ne sont pas toujours habituées à se croiser et à communiquer. « Si le gain économique entre dans la réflexion des seniors comme des étudiants, ce n’est jamais ce qui leur fait sauter le pas. Il y a toujours une curiosité, une envie de partager… », commente Sophie Némoz, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Franche-Comté, qui a réalisé plusieurs enquêtes sur l’habitat intergénérationnel.

En dépit de cette curiosité commune, les malentendus peuvent parfois être au rendez-vous dans les attentes de part et d’autre, comme l’a montré la chercheuse en établissant une typologie des relations qui se mettent en place dans cette forme d’habitat. Par exemple lorsque la cohabitation intergénérationnelle se transforme en « demeure gériatrique », selon sa dénomination, où « l’autonomie du senior est insuffisante et [où] l’étudiant se transforme malgré lui [et malgré la loi], en une sorte d’aide à domicile ou d’aidant ». Ou, à l’inverse, lorsque la maisonnée devient une « auberge étudiante », où le senior, voulant aider le jeune, se met à son service (linge, repas, etc.) « au risque de l’infantiliser ou de le rendre redevable ».

Le dernier type de relation, le plus répandu selon différents acteurs interrogés, correspond au « gîte néofamilial » avec « un échange réciproque » entre l’étudiant et le retraité. Ces derniers partagent alors, à l’image de Thérèse Hardouin et d’Alla Vardanyan, rien de plus que ce qu’ils ont envie de donner ou de faire découvrir à l’autre. Et pas toujours dans le sens qu’on imaginerait. A la fin de notre rencontre, on entend la retraitée interpeller son étudiante : « J’ai vu qu’il y avait mardi prochain un atelier Fresque du climat organisé juste à côté. En trois heures, tu comprends tout le dérèglement climatique. On ne peut pas rater ça ! »

Par Séverin Graveleau  (envoyé spécial à Angers)pour Le Monde

https://www.lemonde.fr/campus/article/2023/10/03/face-a-la-crise-du-logement-etudiants-et-personnes-agees-sous-le-meme-toit_6192075_4401467.html

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