Les Pays-Bas, royaume de l’autonomie des seniors où il n'y a plus de maisons de retraite
En face du canal ceinturant la gare centrale d’Amsterdam, Sjoerd Groen savoure les derniers instants d’une période de congés devant une tasse de café. Cet infirmier s’apprête, ce 22 mai, à reprendre ses tournées auprès de ses patients. Il s’occupe à plein temps de personnes âgées qui vivent à domicile tout en bénéficiant de soins réguliers. Comme cet homme de 87 ans, victime d’un AVC qui lui a fait perdre l’usage de ses jambes il y a cinq ans, et qui vit seul. Deux fois par jour, le matin et le soir, le soignant l’aide à sortir du lit et se coucher.
"Nous assurons tout le suivi médical, de la prise de médicaments, le traitement de blessures, la rééducation postopératoire à la physiothérapie, mais pouvons aussi superviser la toilette ou l’alimentation", détaille l'infirmier quinquagénaire, qui travaille pour le réseau de soins Buurtzorg International.
Cette organisation non lucrative emploie 10.000 infirmiers à travers le pays. "Dans sa zone géographique, chaque soignant est responsable de la continuité et de la qualité des soins, en étroite relation avec le médecin de proximité et les autres structures de santé, ajoute Gertje van Roessel, l’une des 21 coachs régionaux qui encadrent les équipes de terrain. Il est aussi l’interlocuteur central de la famille, du voisinage ou des associations qui interviennent dans la prise en charge des aînés." Car, aux Pays-Bas, les personnes âgées ne vont plus en maison de retraite.
Évaluation des besoins
Dans le cadre d’une réforme en 2015, le gouvernement a pris la décision radicale de fermer tous les établissements traditionnels de type Ehpad. Son pari ? Maintenir les seniors à domicile le plus longtemps possible. Il faut dire que dans ce pays où 3,5 millions d’habitants sont âgés de plus de 65 ans, soit 20 % de la population, la facture du vieillissement démographique commençait à déraper.
En dépensant autour de 3,8 % de leur PIB, les Pays-Bas consacrent près de deux fois plus d’argent que la France à la perte d’autonomie. "Les coûts déjà élevés allaient doubler d’ici à 2050 si l’on ne changeait pas de politique. Certaines maisons de retraite accueillaient en réalité des personnes avec des besoins de soins très limités", souligne un porte-parole du ministère des Soins de longue durée.
Face au mur budgétaire, l’Etat a fait le ménage dans les dépenses pour les flécher vers les seniors les plus dépendants. Une instance publique évalue les besoins de ceux souffrant d’une démence aiguë, d’un handicap ou d’une maladie psychiatrique, et délivre une "recommandation" de soins - à domicile ou en résidence - qui pourront être financés sur les deniers publics. Pour le reste, le cap a été mis sur le "soin informel". "Cette approche consiste à s’appuyer, dans un premier temps, sur les ressources financières personnelles et l’entourage du patient", résume Anneke Augustinus, directrice de programme au centre d’expertise Vilans.
Les maisons de retraite classiques, elles, ont été "démolies ou transformées en nouvelles résidences plus adaptées" aux personnes très dépendantes, selon le ministère. En plus des considérations budgétaires, la réforme hollandaise correspond aussi à de nouvelles attentes sociales. "Il y a soixante ans, les seniors considéraient que c’était un progrès social d’aller dans une résidence où l’on prendrait soin d’eux. Maintenant, ils veulent rester indépendants et vieillir chez eux", décrypte Anneke Augustinus.
Un centre pour les malades d'Alzheimer
A Weesp, une petite banlieue d’Amsterdam, la maison de retraite installée par le groupe associatif Viviuma senti le vent tourner dès les années 1990. "Nos taux d’occupation étaient tombés à un niveau alarmant, au point de menacer la viabilité économique de la structure", se souvient Jannette Spiering, qui a fondé et dirige De Hogeweyk, un centre destiné aux malades d’Alzheimer ouvert en 2008, à la place de l’ancien établissement.
Dans cet écrin inspiré des béguinages où vivaient autrefois des communautés religieuses, des allées bordées de petits commerces (restaurant, supérette, théâtre…) desservent 27 maisons de plain-pied où vivent jusqu’à sept colocataires supervisés 24 heures sur 24. "Nous avons créé un environnement à taille humaine, où les résidents circulent en toute indépendance", se félicite la directrice sexagénaire. Ici, la personnalisation de la prise en charge est poussée à l’extrême. Les maisons sont divisées en quatre "styles de vie" - urbain, cosmopolitain, traditionnel et formel – afin que chaque résident arrive dans un cadre le plus proche de ses habitudes de vie passées.
Depuis, De Hogeweyk, un projet à 20 millions d’euros largement financé par l’Etat, fait figure de modèle et rayonne à l’étranger. A tel point que les listes d’attente débordent. "Cela peut prendre jusqu’à un an pour avoir une place", confirme Jannette Spiering. Un engorgement qui concerne tout le pays, malgré les investissements lourds dans ces structures. Le coût du séjour, négocié avec des prestataires et subventionné par l'Etat, est d’environ 205 euros par jour, dont un "reste à charge" de 5 à 75 euros pour le patient (soit 6.200 euros par mois, dont 150 à 2.250 euros de la poche du patient), en fonction de ses ressources.
"Pour pallier le manque de places, le secteur privé se développe dans ce marché, même s’il ne représente que 10% de l’offre résidentielle, principalement à destination de patients plus aisés",observe Anneke Augustinus. Dans ce cas, les loyers et services, dont les prix varient de 3.000 à 4.500 euros, et vont parfois jusqu’à 7.500 euros par mois, sont à la charge du patient, mais les soins prescrits par les médecins restent pris en charge par l’Etat.
Quelques chiffres sur la santé des personnes âgées aux Pays-Bas
92% des Néerlandais de plus de 75 ans vivent à domicile.
En 2019, les Pays-Nas comptaient 115.000 résidentsdans les maisons de soins, soit 43.000 de moins qu’en 2008.
15,6 milliards d’euros de dépenses publiques pour les personnes âgées les plus fragiles ont été incluses dans le programme de Soins de longue durée en 2020.
1,5 milliard d’euros restent à charge pour les patients du programme de Soins de longue durée en 2020.
Sources : The Netherlands institute for social research, ministère des soins de longue durée.
A la sortie du village cossu de Woudenberg, au centre du pays, le groupe Stepping Stones a inauguré la Villa den Haen à l’été 2022, une résidence de 36 appartements. "La moitié de nos clients habitaient le village ou la région, et ont souvent vendu leur maison pour vivre ici en communauté", raconte Lotte Doornweerd, la directrice, en faisant le tour de la terrasse où trois résidentes se prélassent, déambulateurs à portée de main. A l’intérieur du bâtiment tout en baies vitrées, un patient reçoit sa famille dans un grand salon réchauffé par une cheminée, à la décoration évoquant une vieille maison de famille. Il jouxte une cuisine ouverte ultra moderne, organisée autour d'un vaste ilot central.
Avance sur l’Europe
L’entreprise néerlandaise, à la tête de trente résidences, deux fois plus qu’il y a quatre ans, a attiré l’œil de Korian, qui l’a rachetée en 2019. "Les Pays-Bas sont en avance sur les habitats intermédiaires, éloignés de l’univers hospitalier, qui font défaut en Europe", commente Charles-Antoine Pinel, directeur général des nouvelles activités pour l’Europe du groupe français.
L’avenir du modèle hollandais est pourtant menacé, avec la pénurie de soignants. Quelque 135.000 postes pourraient rester vacants dans la santé à l’horizon 2031, contre 61000 aujourd’hui. "La situation s’aggrave car le nombre de jeunes postulant pour les écoles d’infirmiers s’érode d’année en année",s’inquiète le soignant de Buurtzorg International, Sjoerd Groen. Et si l’innovation numérique, avec des outils de télésurveillance et autres consultations médicales à distance, aide, elle ne suffira pas à pallier le manque de bras qui va se creuser avec les départs en retraite. "Alors que nous aurions le budget pour ouvrir d’autres structures sur le modèle De Hogeweyk, nous sommes limités par le manque de personnel", regrette Jannette Spiering.