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"Médecins solidaires" : quand les docteurs font la queue pour aller soigner dans la Creuse

Publié le par Or gris : seniors acteurs des territoires, dans une société pour tous les âges

En 2021, après un « Tour de France des remplacements », un médecin généraliste a eu une idée utopique : faire venir 52 médecins, chacun pendant une semaine, dans un désert médical. L'association « Médecins solidaires » fait depuis figure de contre-révolution face à l'arrivée massive de la téléconsultation.

Agen a ses pruneaux, Ajain, dans la Creuse, a peut-être ce qui sauvera les déserts médicaux. En 2021, comme dans beaucoup d’autres petits villages qui dépassent difficilement le millier d'âmes, le dernier médecin généraliste du coin a pris sa retraite, après avoir soigné trois générations d’habitants. Double problème : le docteur recevait ses patients chez lui, il n’y a donc même pas de cabinet médical à proposer à un hypothétique (et inespéré) jeune médecin cherchant à s’installer au fin fond de la Creuse.

Alors, comme beaucoup d’autres maires ruraux, Guy Rouchon, premier magistrat d’Ajain depuis 2020, s’est lancé dans une course au buzz pour essayer d’attirer un docteur. Vidéo YouTube, interventions radios, articles dans le journal : le septuagénaire a tout tenté, en vain. Et puis, on lui a proposé de faire de sa ville le cobaye d’une expérience qui pourrait représenter l’avenir de la lutte contre les déserts médicaux, à savoir installer un bâtiment préfabriqué et y faire venir non pas un, non pas deux, mais bien 52 médecins à tour de rôle. Autrement dit « demander peu à beaucoup de médecins ». Une ambition née en totale opposition à la « solution » des cabines de téléconsultation, plébiscitée par les pouvoirs publics pour contrer le vide médical depuis la crise du Covid-19.

52 VISAGES ANNUELS

Cette idée, à première vue lunaire, a germé dans l’esprit de Martial Jardel, tout jeune généraliste qui a effectué un « tour de France des remplacements » de six mois en 2021. À bord de son camping-car, le trentenaire a sillonné les déserts médicaux de l’Hexagone, remplaçant ponctuellement ses collègues qui avaient parfois du mal à s’octroyer quelques jours de pause sans culpabiliser pour leurs patients, laissés sans aucune solution de repli. De ce voyage initiatique sur les routes de France, le jeune homme originaire de Haute-Vienne a retenu la générosité des villages qui l’ont accueilli à bras ouverts, et la conviction qu’il pouvait s’inspirer de son initiative individuelle pour secourir ces territoires perdus de la médecine française. Quel meilleur symbole que la Creuse, emblème de la diagonale du vide, pour tenter l’expérience ?

Avec l’aide de l’association Bouge ton coq, qui avait déjà mis en place des « épiceries solidaires » pour recréer du lien social dans de nombreux villages français, le médecin a décidé de venir en aide à la petite ville d’Ajain. Sur place, le maire est aussitôt séduit et présente le projet à ses habitants qui lui demandaient régulièrement où en étaient ses recherches de médecin. Lors de la première réunion publique avec les habitants, c’est la défiance qui domine parmi les rangs clairsemés d’une assemblée qui aurait préféré un médecin traitant « à l'ancienne », qui vit dans la commune et suit les enfants jusqu’à ce qu'ils amènent les leurs à leur tour. Une ambition « complètement illusoire », explique toujours le maire. À la deuxième réunion publique, la salle polyvalente est pleine, et les habitants convaincus. S’ensuivent alors des comités de pilotages, et des réunions avec l’Agence régionale de santé, la Caisse primaire d’assurance maladie et la préfecture, et surtout, plus de 110 000 euros de travaux pour installer le cabinet modulaire et le raccorder au tout-à-l’égout, à l’électricité et au parking grâce à une rampe pour personnes à mobilité réduite.

L’initiative semblait plus ou moins impossible, irréalisable, ou plutôt, elle était une « utopie raisonnable », comme le dit Gabriel du Passage, salarié de Bouge ton coq, qui a mis sur pied le projet à partir de l’idée du docteur Martial Jardel. Ancien directeur de banque, l’homme "en quête de sens" s’est jeté dans le vide, avec les premières réunions publiques en juin 2022. Moins de six mois plus tard, le 31 octobre, le centre médical d'Ajain ouvrait et accueillait ses premiers médecins. Seules quelques connaissances de la fac de médecine et une poignée de volontaires étaient au planning les premières semaines.

Aujourd’hui, ce sont les médecins qui font la queue pour venir soigner les patients. Fier de lui, Gabriel du Passage dresse un premier bilan dithyrambique : le calendrier des soignants volontaires pour donner une semaine de leur temps aux habitants d’Ajain est complet jusqu’au mois de juin 2024. Seules les « collaboratrices » permanentes du lieu assurent la continuité de l'accès au soin, et gèrent les dossiers médicaux de patients dont le médecin traitant est un centre médical aux 52 visages annuels.

« C’EST LE SYSTÈME QUI N’EST PLUS ADAPTÉ »

Étienne Maes, généraliste de 51 ans installé près de Rennes (Ille-et-Vilaine), a voulu tenter cette expérience pour changer de son quotidien. À Ajain, le médecin a eu le droit à l’accueil du maire, mais surtout à « beaucoup de sourires et de reconnaissance ». Sur place, l’association le loge gratuitement dans un gîte et le rémunère environ 800 euros nets pour la semaine, mais sa motivation n'est pas pécuniaire « Ça enrichit notre expérience professionnelle, je suis rentré à Rennes avec les batteries rechargées, ça restaure la vocation qu’on avait quand on a voulu se lancer en médecine », résume-t-il, pressé de retenter l’expérience. Pourquoi pas dans le nouveau centre ouvert en 2023 par Médecins solidaires à Bellegarde-en-Marche, toujours dans la Creuse. Martial Jardel, le cofondateur du projet, en est certain, « l’envie de soigner est intacte, c’est le système qui n’est plus adapté ». Et Étienne Maes le confirme, il avait besoin d’aider, mais ne l’aurait jamais fait sans ce cadre.

Fondateur, maire, médecin volontaire, tous ont le même constat : il y a urgence. En France, selon un rapport sénatorial datant du 19 mars 2022, sept millions de citoyens vivent dans des déserts médicaux. Dans les zones rurales comme le village d’Ajain, l’espérance de vie est de deux ans plus courte que dans les métropoles, et 45 % des généralistes sont en « burn-out ». Refusant de voir la téléconsultation devenir l’unique – et très limitée – solution contre la désertion médicale, Martial Jardel a voulu créer un « sursaut humaniste, en phase avec les valeurs de la médecine ». Ce sont les mêmes valeurs qui ont poussé Étienne Maes à s’engager dans l’association : « Je suis peut-être un vieux con, mais pour moi, la médecine, c’est une personne devant une autre personne. »

 Antoine Margueritte ; Publié le 28/11/2023 dans Marianne

https://www.marianne.net/societe/sante/medecins-solidaires-quand-les-docteurs-font-la-queue-pour-aller-soigner-dans-la-creuse

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