Les âges de la vie, par Françoise Héritier, dans le dernier entretien par Karine Tinat
« J’ai été élevée dans une famille qui, à l’époque, se voulait moderne. Elle était composée du père, de la mère et des trois enfants, plus une grand-mère qui vivait avec nous et tout le monde mangeait au même pot, au même feu. Il n’y avait pas d’inégalités criantes au sein de notre petit groupe familial. Puis, arriva la guerre de 1939-1945. J’avais alors 7 ans et comme nous n’avions rien à manger, mes parents nous envoyaient dans leur famille pour les grandes vacances qui duraient du mois de juin au mois d’octobre. J’allais donc l’été à la ferme chez des paysans auvergnats où il y avait des vaches, des cochons, des chèvres, des poules, des lapins et où on vivait à l’ancienne. On faisait les foins, les moissons et j’ai vécu, à la ferme, une vie qui était bien contemporaine de l’époque mais qui était la même que trente-cinq ans auparavant, lors de la Première Guerre mondiale. C’est là que je me suis rendu compte de quelque chose qui m’a paru incompréhensible, injustifiable et injuste. Je voyais qu’au moment des repas, les hommes étaient assis à table et les femmes restaient debout et servaient les hommes. Je me souviens du cousin germain de mon père chez qui nous étions, tenant « la haute place », comme on disait, qui était la place à droite de la fenêtre. Je revois cette table tout en longueur, avec son petit côté contre la fenêtre qui donnait sur la route. De là, on voyait passer les gens. Le maître de maison était donc ce cousin germain de mon père qui nous hébergeait, puis il y avait des valets de ferme, il y avait aussi des fils qui étaient des enfants mineurs, il y avait moi, la petite cousine qui venait en vacances et puis il y avait la mère de mon cousin et sa femme. Elles deux restaient debout et passaient leur temps à servir les hommes à table, elles allaient chercher l’eau, le vin, elles coupaient le pain, servaient la viande, faisaient sauter les pommes de terre, et apportaient tous les plats. Puis, elles mangeaient debout, après le service des hommes, et elles mangeaient ce qui restait……
………Passée cette expérience directe, j’ai eu aussi une expérience cognitive différente, dans une autre ferme, où habitaient un jeune oncle de mon père, sa femme et leurs enfants. Ils nous hébergeaient également pendant les vacances d’été. Pour aller me coucher, je devais gravir un petit escalier, et sur le palier intermédiaire, je regardais chaque soir deux gravures accrochées au mur qui se faisaient face. Je prenais mon temps, je les regardais attentivement au point de les savoir par cœur. C’étaient deux gravures d’Épinal, faites au xixe siècle, en couleur, qui représentaient « Les âges de la vie ». Il s’agissait de deux pyramides avec des degrés ascendants par tranche de dix ans : 10 ans, 20 ans, 30 ans, 40 ans et 50 ans. Elles culminaient à 50 ans et après ça descendait : 60 ans, 70 ans, 80 ans, 90 ans et 100 ans. Au centre, il y avait un lion, des fleurs, des fruits et des cornes d’abondance et, sur les degrés, il y avait des personnages qui représentaient chacun l’âge en question, avec en dessous une petite légende accompagnant cet âge-là.
……Pour l’homme, c’était simple, on voyait un petit garçon à 10 ans qui jouait au cerceau. À 20 ans, il tombait amoureux et on le voyait donc enlacer une belle jeune femme habillée à la mode 1900. À 30 ans, il serrait dans ses bras sa femme et leurs enfants. À 40 ans, il partait à la chasse ou plutôt il en revenait parce qu’on voyait le lapin dans sa gibecière et il accueillait son fils aîné. Enfin, à 50 ans on le voyait sur la plus haute marche étendant les bras en croix et la légende disait : « À 50 ans, il embrasse le passé, le présent, le futur. » Si, à 40 ans, il avait un fils à ses côtés, à 50 ans, il était seul. À partir de ce moment-là, il était toujours seul et descendait progressivement. Il était représenté faiblissant, mais toujours vert. Il se promenait dans le pays, il était curieux, il voyageait, il s’instruisait, etc. À 60 ans, on le voyait dans son fauteuil avec sa robe de chambre et la légende disait : « Sans émoi, il attend la mort. »
……Pour la femme, c’était différent ……. On la voyait vraiment asservie à des enfants, des petits-enfants, des arrière-petits-enfants. Elle n’était jamais seule. À 50 ans, elle s’arrêtait de quelque chose pour faire fête au petit-fils et il m’a fallu longtemps pour comprendre ce que cela voulait dire. Personne ne pouvait l’exprimer clairement, mais, en fait, cela signifie : à 50 ans, elle est ménopausée, elle s’arrête de reproduire, elle ne peut plus avoir d’enfants, et si elle s’arrête de procréer, si elle n’est plus capable de concevoir, alors, elle n’a plus d’existence en tant que personne. La preuve en était ce déclin où il fallait toujours dans sa faiblesse qu’elle soit appuyée sur un jeune mâle, petit-fils ou arrière-petit-fils, ce n’était jamais une petite-fille… Elle ne quittait donc jamais, si je puis dire, les pantalons des hommes parce que dès l’âge de 20 ans, son cœur candide s’ouvrait à l’amour. À 40 ans le mari disparaissait, mais elle mariait son fils ; et à 50 ans elle faisait fête au petit-fils mais surtout elle s’arrêtait. En d’autres termes, elle abdiquait et c’était fini ; après on ne la voyait qu’avec des petits-fils, des arrière-petits-fils pour finir dans la peur…
Et quand elle mourait, ce n’était pas sans effroi comme l’homme, c’était sans courage… oui, sans courage. Elle est sans courage devant le dernier passage. Vous aviez là une image tellement… monstrueuse de la catégorisation de cet homme libre, heureux, joyeux, qui conquiert tout y compris une femme, mais qui une fois les enfants engendrés, hé bien, continue de vaquer tout seul, il n’a besoin d’aucune obligation, rien. Et puis cette femme dépendante, sauf à 10 ans avec sa poupée, et le reste du temps, dépendante d’un mari et puis… on oublie de vous dire qu’à 10 ans, elle est dépendante d’un père… et puis dépendante des fils, des petits-fils, des arrière-petits-fils, et qui mène une vie sans raison autre que la maternité, pour mourir, on le conçoit, sans courage… d’avoir vécu une pareille vie, je suppose… En tous cas, c’était une chose qui, moi, m’a plongée dans la plus profonde stupéfaction ….Mon Dieu quel destin… »
Texte publié dans le dossier " Vieilles et Citoyennes, le vieillissement n'est pas neutre" du N°242 de la revue POUR, mars 2022 ( avec les gravures commentées par Françoise Héritier)
Françoise Héritier ; Née à Veauche (Loire) en 1933, Françoise Héritier était une anthropologue, ethnologue et féministe de renommée internationale. Directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Françoise Héritier prend la succession de Claude Lévi-Strauss au Collège de France, en tant que professeure honoraire en devenant titulaire de la chaire d’Étude comparée des sociétés africaines à partir de 1982, et dirige le Laboratoire d’anthropologie sociale jusqu’en 1998. Elle préside le Conseil national du sida de 1984 à 1995 et se voit décorée grand officier de la Légion d’honneur en 2014.
Spécialiste des questions de parenté, d’alliance, d’inceste du deuxième type, de corps et de violence ; africaniste, elle a travaillé, entre autres terrains, au Mali et au Burkina Faso. Parmi ses contributions les plus significatives, figure son étude des fondements universels de la domination masculine ou « valence différentielle des sexes » qu’elle analyse et approfondit dans ses deux volumes : Masculin/Féminin I. La pensée de la différence (Paris, Odile Jacob, 1996) et Masculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie (Paris, Odile Jacob, 2002).
Françoise Héritier est morte le 15 novembre 2017, au moment partait sous presse l’entretien réalisé par Karine Tinat, pour lui rendre cet hommage, dans la revue Socio, Openédition Journals : https://journals.openedition.org/socio/2995
Karine Tinat est professeure-chercheure au Centre d’Études Sociologiques et Programme Interdisciplinaire d’Études sur le Genre au Colegio de Mexico, depuis 2007. Elle est aussi la fondatrice de la revue académique Estudios de Género du Colegio de México (estudiosdegenero.colmex.mx). Ses travaux de recherche portent sur les rapports au corps, à la sexualité et à l’alimentation et s’intéressent aux différentes constructions du sujet. Elle privilégie les méthodes qualitatives (ethnographie, entretiens approfondis et histoires de vie).