Agressions sexuelles vécues pendant l’enfance, le traumatisme ne s’envole pas avec l’âge

Publié le par Or gris : seniors acteurs des territoires, dans une société pour tous les âges

Le temps passe, le trauma reste…

Dans les agressions moins médiatiques que les révélations actuelles les traumas sont présents : "On les trouve en raccourci dans les p’tits incestes ordinaires…»

Témoignage :  Courrier à un cousin que je ne reverrai pas

Printemps 1986. B., ma sœur ainée, organise une garden-party pour les 90 ans Mémé, notre tant aimée grand-mère. B. a fait signe aux amis, la famille, un tas de monde… On salue, on s’embrasse…retrouvailles, plaisir de se revoir.

Je vois R., sous les grands arbres. Il me salue de loin, je m’apprête à répondre. Il est avec sa femme (que je ne connais pas) et ses enfants. Il se penche vers elle, et, en me désignant, souriant il lui glisse à l’oreille d’un air entendu « C'est la petite cousine avec qui on jouait quand on était petits… »

Mes tripes se révulsent, tout se crispe au-dedans. Je suis furieuse, en rage, écœurée, retournée. Tout à l’heure je dirais à B. « tu ne lui fais plus jamais signe, je ne peux pas le revoir ». C’est net, plus jamais elle ne lui fera signe.

« Des jeux d’enfants » !!! C’était 30 ans avant cela ; la colère reste entière.

Hiver 1956, je vais avoir dix ans. Avec les parents, nous allons chez ma marraine pour les vœux. Ma marraine est une vieille dame toute de noir habillée ; elle est gentille et a la voix aigüe. Elle me fait penser aux dames de Jacques Faisan. Chez elle tout est sombre, un antre.

Les adultes restent dans le grand salon sombre. Ma marraine me dit « Mignonne …, tu vas jouer dans sa chambre avec R. ». R. a 14 ans, baraqué pour son âge. Maman et ma marraine sont cousines. Je suis M. petite fille enjouée de 9 ans.

On va dans sa chambre regarder des Bibi Fricotin et Pieds Nickelés inconnus chez nous ; Il a aussi un mécano que j’envie, mais c'est pas pour les filles…

C’est l’hiver, la nuit est vite là, il laisse la lumière éteinte. La chambre n’est éclairée que par la lampe de chevet …Et puis, voilà le jeu : Les mains attachées au-dessus de la tête, il me tient allongée, à côté du lit, bras coincés aux pieds d’une lourde chaise. Il est assis sur mes jambes, impossible de bouger : je suis neutralisée, il est lourd. Je suis troussée jusqu’à la taille, il examine avec soin ces parties du bas du corps que je ne connais pas ; il trifouille, il regarde de près, une recherche anatomique tactile approfondie.

Clouée au sol, honteuse d’être dénudée, honteuse de ces tripatouillages imposés.…

Il se lève et dit : « Tu viens aux cabinets, je veux voir par quel trou passe le pipi. » Il me conduit par le long couloir sombre, me fait monter sur le siège. Je fais pipi comme il l’exige. On revient dans sa chambre ; il me ré-attache au sol, assis sur mes jambes et recommence à farfouiller la zone. Je suis tendue dans le rejet, pas possible de bouger, je ne peux rien voir… 

Et puis, une douleur, comme un déchirement ; je pense : Ses ongles sales m’ont blessée, écorchée. Ça m’a fait mal, je veux me dégager. Encore un moment de trifouilliage actif et il me libère. On s’assied sur son lit. Je reste un peu hébétée, dans le flou, fermée sur moi. Ce ne sont pas des choses qui se font. Je ne comprends rien à ce qu’il fait, ce qu’il recherche. Il me montre avec satisfaction une partie de lui sortie du bas de son pantalon : ce n’est pas très beau, et même plutôt vilain, avec des tas de poils dans tous les sens. Jamais vu cela : Ça m’étonne, me dégoûte.

Du bout du couloir, les parents appellent, « M., il faut rentrer… mets ton manteau »

J’arrive rapidement ; je dis « R., il m’embête… ». J’essaye de parler ; mais je ne sais pas le dire, je n’ai pas les mots ; ils ne savent pas m’entendre… On me presse pour rentrer, on ne s’attarde pas… histoires de mômes…

Ce soir-là, dans mon lit, j’essaye de comprendre ce que R. a cherché, ce que c’est que cet autre trou ; j’essaye de sentir ce qu’il a fait, là où j’ai eu mal… 

Le matin suivant, toute la maison se presse pour aller en classe. Ils sont au petit déjeuner en bas, mais j’ai du sang à l’entre cuisse et ne sais que faire. Ma sœur ainée est là ; je lui demande ce qu’il faut faire. Elle dit « Oh la la, » me met à la taille une ceinture élastique rose avec 2 boucles dans lesquelles elle place une sorte de serviette éponge blanche. Je ne comprends rien et lui dis que je ne veux pas mettre ça. Elle répond : « tu la mets, sans cela tu vas en avoir partout » Je fais comme elle me dit…

Au retour de classe Maman me parle ; je ne comprends pas grand-chose, à part que cela s’appelle des règles, que ça arrive à toutes les femmes tous les mois, et qu’à ces périodes là je serais dispensée de cours de gym. Elle me donne un petit livre dans lequel tout est écrit… Totalement incompréhensible.

Je suis furieuse de la perspective de ne pas pouvoir grimper aux arbres, d’être harnachée de ce truc entre les jambes, de ce sang à nettoyer…une vraie poisse…

Le soir en entrant dans la salle à manger, papa me glisse à l’oreille en souriant : « Alors maintenant tu es une femme… » Ça m’énerve : je ne lui en avais pas parlé…Plus tard j’entends maman échanger en douce à la cheftaine des guidouilles ou à d’autres adultes. Ils en parlent dans mon dos, s’exclamant « C’est bien jeune, à peine 10 ans… » Ils parlent de moi, pas avec moi. Je ne leur ai rien demandé, ce truc, c’est mon affaire à moi. Je suis toujours aussi furieuse, que des ennuis…

Le mois suivant, le sang ne revient pas, le mois d'après non plus, ni les autres. Le sang n’est revenu qu’à la fin de l’été ; en janvier, ce n’était pas mes règles.… 

À 50 ans, les informations sur le sexe arrivent davantage dans la société. C'est alors que j’ai réalisé que cette agression avait un nom : viol.

Ce n’était pas la première fois que R. me contraignait de cette façon. C’était son habitude depuis quelques temps. Avec parfois un autre scénario : après la partie de ballon dans la cour avec ses copains et sa copine Marie Christine, on montait tous jouer dans la chambre de R. Je me retrouvais attachée aux quatre coins du bureau, jambes écartées et yeux bandés. Les autres défilaient devant moi pour examiner, tripoter ce qui pour nous n’avait pour nom globalement que « le derrière ». J’étais la plus petite, bon sujet d’observation, facile à maitriser. Il a fallu des années pour me débarrasser du recul réflexe quand je croisais une Marie Christine. Quand je me lavais dans la salle de bain, R. venait prendre tous mes habits pour me faire courir toute nue dans le couloir pour les récupérer. Ça l’amusait, mais pour moi, à l’époque, être nue, c’était la honte.

Les années suivantes, je ne suis plus allée dormir chez ma marraine, ni jouer avec R. … Ouf…On allait régulièrement faire la visite des vœux avec les parents… R. était généralement absent, je n’avais aucune envie de le voir. 

Pendant des années, après l’hiver 1956, je fais régulièrement un cauchemar : la nuit, un homme me poursuit, un couteau à la main, visant l’entre-jambe.   

J’ai tout fait pour enfouir cela au plus profond de la tête ; ça marche plus ou moins, mais ça revient en vague, réveillé par des événements et les progrès de la représentation sociale du sexe et de la femme, avec les avancées du discours, les témoignages et procès relançant les débats… Il y a eu de longues périodes d’amnésie, mais il suffit d’un événement pour que tout me ressaute à la figure.

Avec les avancées de la loi sur la définition du viol (1980, 1993), les enquêtes du ministère de l’intérieur, l’effet Weinstein, les mouvements comme Metoo, les ouvrages et débats de ces dernières années, les choses ont été nommées, mieux reconnues. D’année en année j’ai fait un travail sur moi-même, organisé les faits et les répercussions sur ma vie. J’ai réussi à en parler avec des proches, la honte est devenue plus faible que la rage. Comment dire qu’il s’agit d’un jeu quand il n’y en a qu’un que cela amuse, comment parler de consentement quand on enchaîne, comment nier à ce point le corps et la volonté de l’autre …

Puis comme le dire ne suffisait plus à me tempérer, il a fallu passer à l’écriture. Ça a été difficile, mais il faut que R. le lise ; il faut le lui dire, le lui faire savoir ; Il n’y a pas de raison que je sois seule à morfler, que je porte ce poids qu’il soit ne réalise ce qu’il a fait et comme ça me ronge. À 75 ans, il aura fallu tout ce temps pour passer du touche-pipi au viol incestueux. Ce n’était pas un jeu d’enfant

Je n’ai pas envie de le voir, pas besoin d’explications, de protestations : J’ai juste écrit ce que j’ai vécu, ce que j’ai subi ; mon vécu, c’est tout.

Signé : Une vieille de 75 ans…

Agressions sexuelles vécues pendant l’enfance, le traumatisme ne s’envole pas avec l’âge

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