Cicéron déjà parlait de la vieillesse

Publié le par Or gris : seniors acteurs des territoires

Dans son "de senctute" Cicéron vise à chercher des modèles qui offrent des satisfactions durables, même quand vient la vieillesse.
Ouvrage philosophique en forme de dialogue, dédié à Titus Pomponius Atticus, grand ami et correspondant habituel de Cicéron. Il est généralement admis qu'il fut composé dans les premiers mois de 44 av. JC. Ce dialogue est supposé se dérouler dans la maison de  Caton l’Ancien, au cours de l'année 150 av. JC. Caton, octogénaire, tient une conversation sur la vieillesse en présence de deux amis de Cicéron, P. Cornelius Scipion Emilien et C. Laelius, alors jeunes et promis à un brillant avenir.

Il ne s’agit pas d’un traité philosophique au sens où on l’entend aujourd’hui. Cicéron ne prétend ni à l’exhaustivité ni à la construction d’une problématique. Il propose l’exemple d’une vieillesse réussie en faisant parler un homme qu’il admire, Caton l’Ancien. Il s’agit plutôt de ce qu’on appelait autrefois une « consolation », c'est-à-dire un ouvrage de considérations morales. Au moment où il l’écrit, Cicéron s’interroge d’abord sur lui-même. Le triomphe de César  l’a privé de tous ses espoirs de briller sur la scène politique. Le régime impérial qui s’annonce ne laisse plus aux grands orateurs de sa trempe que des succès d’estrade. La réalité du pouvoir a quitté les assemblées républicaines. Il a 63 ans et ne se voit plus d’avenir politique.

La philosophie grecque est largement sollicitée, particulièrement le stoïcisme, mais Cicéron reste avant tout romain, c'est-à-dire pratique. Il ne veut pas bâtir un beau système mais proposer une conduite possible.

ANALYSE

Caton donne d’abord son principe général : celui qui n’attend rien que de lui-même, n’a rien à craindre de la loi de la nature. Les vieillards qui se plaignent d’être mis à l’écart de la vie sociale doivent s’en prendre d’abord à eux-mêmes. Ceux qui savent rester aimables et mesurés mènent une vieillesse agréable. On récolte dans la vieillesse les fruits de ses vertus passées.

Par exemple, Fabius Cunctator était déjà âgé lors de ses victoires contre Hannibal et il resta jusqu’à la fin de sa vie un homme affable et très écouté. D’autres grands hommes vécurent très vieux sans jamais cesser d’être actifs, tels Platon, Isocrate, Gorgias ou Ennius.

On impute généralement à la vieillesse quatre inconvénients majeurs : le retrait de la vie publique, l’affaiblissement des forces, la privation des plaisirs du corps, et l’approche de la mort.

Premier des quatre inconvénients : la vieillesse pousse à l’écart de la vie publique. De nombreux exemples prouvent au contraire que l’expérience peut être plus utile que la vigueur dans la conduite des affaires. Or, l’exercice et le maintien d’une activité protègent parfaitement les qualités intellectuelles comme on le voit par l’exemple des poètes et des savants. La vieillesse peut rester active, soit en prolongeant ses activités antérieures, soit même en en abordant de nouvelles.

Deuxième inconvénient, l’affaiblissement des forces : il ne sert à rien de se lamenter sur les forces qu’on n’a pas ; il faut, à tout âge, exercer celles dont on dispose. Le vieillard peut en outre par ses conseils avisés multiplier les forces des jeunes gens. L’exercice et la tempérance peuvent prolonger la vigueur de la jeunesse : exemple de Nestor, guerrier célébré par Homère et qui avait atteint trois âges d’homme, ou de Masinissa, roi des Numides, général encore redouté à plus de 90 ans.

La vieillesse a moins de forces mais peut se consacrer aux activités qui n’en demandent pas. Le vieillard reste respecté tant qu’il garde son indépendance et sa dignité.

Troisième inconvénient, la vieillesse est privée des plaisirs du corps. Il s’agit en réalité d’un avantage. L’esprit, dégagé des servitudes de la recherche du plaisir est plus disponible pour traiter des questions importantes. Au fur et à mesure que les hommes avancent en âge, ils apprécient mieux les plaisirs modérés de l’amitié et de la convivialité.

La vieillesse souffre peu d’être privée  des plaisirs des sens et de l’ambition et goûte en échange intensément les plaisirs de l’esprit, dans la mesure où elle a su s’y préparer par avance, à l’exemple de Sophocle qui composait à plus de 100 ans, de Caius Gallus qui étudiait les éclipses, de P. Scipion qui se consacrait au droit.

Parmi les plaisirs accessibles à la vieillesse, l’agriculture offre à tout âge de grandes satisfactions. La terre rend avec intérêt les efforts qu’on lui consacre et la contemplation de la puissance créatrice de la nature est d’un grand réconfort. D’ailleurs les Romains de l’ancien temps, les Cincinnatus, Manius Curius, qui ont fait la grandeur de Rome vivaient à la campagne en simples propriétaires terriens. De même, Xénophon nous enseigne que Cyrus, roi des Perses, n’avait pas de plus grande fierté que la beauté de son jardin. Et aussi, Valerius Corvinus, héros des guerres contre les gaulois, soignait encore son jardin à plus de 100 ans.

En conclusion du rappel des plaisirs de la vieillesse, il faut se souvenir qu’ils n’arrivent qu’à la fin d’une vie bien remplie et irréprochable.

Quatrième inconvénient : l’approche de la mort. En réalité nul ne connaît l’heure de sa mort. Aussi est-elle bien plus à craindre pour les jeunes gens que pour les vieillards. La mort des jeunes gens est une violence faite à la nature, celle des vieillards est naturelle ; elle est comme un feu qui s’éteint de lui-même.

La vie n’a pas de terme fixé. Le vieillard doit vivre de son mieux aussi longtemps que la nature lui laisse ses sens et sa raison et lorsque viendra le temps, il mourra rassasié de la vie.

Comme l’ont montré Platon et Pythagore, l’âme est une parcelle de l’éternité divine emprisonnée dans les liens du corps. La mort est donc une délivrance et on peut le penser quand on compare la vivacité de l’esprit à la lourdeur du corps. Cette croyance en l’immortalité de l’âme était aussi partagée par Cyrus, roi des Perses, d’après Xénophon.

Tous ceux qui ont bien rempli leur vie attendent sereinement l’heure de leur mort parce qu’ils espèrent retrouver d’autres grandes âmes égales à la leur. C’est aussi ce qui soutient Caton dans sa vieillesse. Et si c’est une illusion, cette illusion lui plait et le réconfortera tant qu’il vivra.

Texte de Bruno Plane pour Or Gris, mai 2016

Cicéron déjà parlait de la vieillesse

COMMENTAIRE

Un texte simple et accessible.

Ce texte peut surprendre et peut-être décevoir un lecteur moderne qui attendrait des paroles profondes d’un penseur célèbre. Il est en fait bien caractéristique des latins en général et de Cicéron en particulier.

A son époque, les Romains dominent le monde connu et leur conviction profonde est qu’ils doivent cette supériorité aux vertus ancestrales des quelques familles qui tiennent le Sénat depuis cinq siècles.

Cette simplicité est donc une forme de confiance et même d’orgueil. Si un vrai Romain ne trouve pas en lui-même les réponses à ses questions, personne ne peut répondre à sa place, pas même les Grecs si subtils, mais que leur agilité intellectuelle n’a pas protégés de la défaite et de la sujétion.

Une morale pratique

Caton n’hésite donc pas à expliquer que pour vivre une heureuse vieillesse, il faut être en bonne santé physique et intellectuelle, qu’il faut s’entretenir par l’exercice et par l’étude, et qu’une jeunesse studieuse et vertueuse promet une vieillesse saine et active dont le modèle est lui-même. La vieillesse est donc l’âge où s’épanouissent les plaisirs de l’esprit. Par leur simplicité, ces sages conseils restent encore aujourd’hui transposables à nos vies modernes. Ils séduisent même, à cause de leur aspect intemporel. Une vérité qui a résisté à deux mille ans d’histoire ne peut manquer de tenir encore un moment.

L’héroïsme stoïcien

Parmi les trésors de la philosophie grecque dont l’étude a enrichi son esprit, Caton a choisi l’héroïsme stoïcien qui convient si bien aux grands hommes. L’âme immortelle, étincelle du feu divin, qui remonte au ciel après la désagrégation du corps, est un concept directement issu de la physique stoïcienne. Cicéron reprend ailleurs cette idée qui lui est chère, en particulier dans le « Songe de Scipion » où l’on voit que ce paradis des grandes âmes est réservé à ceux qui ont « sauvé, secouru, ou agrandi la république », ce qui fait peu de monde. Il faut donc rappeler que cette morale est destinée aux patriciens qui dirigent le Sénat et dont les familles ont fait la grandeur de Rome.

Un système de références circulaires

Enfin, il faut se défaire en le lisant de notre souci de l’originalité ou de la nouveauté. Pour les Romains, une pensée n’a pas à être neuve. Au contraire, ces croisements multiples avec d’autres œuvres anciennes ou contemporaines, ces exemples qu’on retrouve partout, ces emprunts constants à d’autres auteurs Platon, Aristote, Pythagore, Xénophon, Ennius ou Valère Maxime et d’autres souvent non signalés, sont une garantie de solidité. Ces idées sont justes puisqu’elles ont résisté à l’épreuve du temps.

La survie du « de senectute »

Cette vision d’une morale éternelle dans une société héroïque a été largement reprise au siècle de Louis XIV. Beaucoup d’anecdotes du « de senectute » ont servi de fond commun, à la suite de Montaigne, aux moralistes du grand siècle, comme celle de Solon répondant fièrement à Pisistrate qui lui demandait ce qui lui donnait la force de s’opposer à lui : « la vieillesse ». Les libertins et les jansénistes s’affrontent à travers lui à coup de citations ; La Rochefoucault dénonce explicitement « la fausse morale des païens » qu’il voit chez Cicéron ; La Bruyère s’y réfère pour nuancer cette condamnation ; les penseurs chrétiens cherchèrent à reconnaître dans l’animus caelestis de Cicéron une prémonition de l’âme chrétienne.

Aujourd’hui, puisque le « de senectute »  n’est plus une référence et que la vieillesse semble davantage un sujet pour les chirurgiens que pour les philosophes, chacun est libre de le parcourir sans a priori pour y chercher, sinon des réponses, tout au moins les échos d’une fraternité avec des esprits si éloignés et pourtant parfois si proches des nôtres.

FLORILEGE

II – 4 [Qui autem omnia bona a se ipsi petunt, eis nihil malum potest videri quod naturae necessitas adferat.]

Pour ceux qui n’attendent leur bonheur que d’eux-mêmes, rien de ce que leur apporte la loi de la nature ne peut paraître mauvais.

III – 7 [Moderati enim et nec difficiles nec inhumani senes tolerabilem senectutem agunt]

Les vieillards pleins de mesure, qui ne sont ni désagréables ni aigris mènent une vieillesse agréable.

VI – 17 [Non viribus aut celeritate corporum  res magnae geruntur sed consilio, auctoritate, sententia, quibus non modo non orbari sed etiam augeri senectus solet.]

On ne règle pas les grandes affaires par la force physique ou la vivacité corporelle, mais par l’intelligence des affaires, le charisme et la justesse des avis, qualités dont la vieillesse n’est pas dépourvue et qu’elle a même souvent accrues.

VII – 22 [Manent ingenia senibus modo permaneat studium et industria]

Des talents restent aux vieillards, pourvu que l’étude et l’activité les maintiennent.

IX – 27 [Ne nunc quidem vires desidero adulescentis non plus quam adulescens tauri aut elephanti desiderabam]

Je ne regrette pas aujourd’hui les forces que j’avais jeune homme, pas plus que jeune homme je ne regrettais celles d’un éléphant ou d’un taureau.

X – 34 [Potest igitur exercitatio et temperantia etiam in senectute conservare aliquid pristini roboris]

L’exercice et la tempérance peuvent conserver, même dans la vieillesse, quelque chose de la vigueur première.

XI – 38 [ita enim senectus honesta est, si se ipsa defendit, si jus suum retinet, si nemini emancipata est, si usque ad ultimum spiritus dominatur in suos.]

La vieillesse est honorée si elle se défend elle-même, si elle soutient son droit, si elle ne dépend de personne et si jusqu’à son dernier souffle elle garde la maîtrise sur sa famille.

XII – 42 [Impedit enim consilium voluptas, rationi inimica est, mentis, ut ita dicam, praestringit oculos.]

La recherche du plaisir entrave le discernement, elle est l’ennemie de la raison et pourrais-je dire,  elle ferme les yeux de l’intelligence.

XIII – 45 [Neque enim ipsorum convivium delectationem corporis voluptatibus magis quam coetu amicorum et sermonibus metiebar.]

J’apprécie moins le charme des banquets en fonction des plaisirs des sens que d’après la qualité des rencontres et des conversations.

XIV – 49 [At illa quanti sunt animum, tamquam emeritis stipendiis libidinis, ambitionis, contentionis, inimicitiarum, cupiditatum omnium secum esse, secumque, ut dicunt, vivere !]

A quel prix met-on ce bonheur de l’esprit, lorsqu’une fois réglées les exigences du désir, de l’ambition, des rivalités, des inimitiés et de toutes les passions, il ne traite qu’avec lui-même, et, pourrait-on dire, ne vit plus qu’avec soi.

XV – (51 à 54 [Agricolae habent rationem cum terra quae numquam imperium recusat nec umquam sine usura reddit quod accepit. Quamquam me quidem non fructus modo sed etiam ipsius terrae  vis et natura delectat.]

Les agriculteurs sont en compte avec la terre qui jamais ne refuse son maître, ni ne rend sans bénéfice ce qu’elle a reçu. Et ce n’est pas seulement le fruit de la terre que j’aime, mais sa puissance vitale elle-même.

XVIII – 62 [Sed in omni oratione momentote eam me senectutem laudare quae fundamentis adulescentiae constituta sit.]

Souvenez-vous que tout au long de ce discours, la vieillesse dont je fais l’éloge est celle qui repose sur des bases solidement établies durant la jeunesse.

XVIII – 64 [At sunt morosi et anxii et iracundi et difficiles senes, ac morositas tamen habet aliquid excusationis : contemni se putant, despici, illudi ; praeterea in fragili corpore, odiosa omnis offensio est. Quae tamen omnia dulciora fiunt et moribus bonis et artibus.]

Pourtant les vieillards sont moroses, anxieux, irritables et difficiles à vivre et leur morosité a quelques excuses : ils pensent être méprisés, dédaignés, moqués, et de plus, dans un corps fragilisé, toute offense est odieuse. Pourtant, tout ceci devient plus doux avec un heureux naturel et une bonne formation.

XIX – 71 [Itaque adulescentes mihi mori sic videntur ut cum aquae multitudine flammae vis opprimitur, senes autem sic ut cum sua sponte nulla adhibita vi consumptus ignis extinguitur.]

C’est pourquoi la mort des jeunes gens me parait semblable à une flamme vive qu’on engloutit sous une masse d’eau, tandis que celle des vieillards est comme un feu qui s’éteint de lui-même faute de combustible.

XX – 76 [Quod cum evenit, satietas vitae tempus maturum mortis adfert.]

Et lorsque le temps est venu, il apporte une mort opportune à celui qui est rassasié de la vie.

XXIII – 85 [Quod si in hoc erro, qui animos hominum immortalis esse credam, libenter erro, nec mihi hunc errorem, quo delector, dum vivo, extorqueri volo, sin mortuus, ut quidam minuti philosophi censent, nihil sentiam, non vereor ne hunc errorem meum philosophi mortui irrideant.]

Et si je me trompe sur ce point, moi qui croit que les âmes des hommes sont immortelles, je me trompe avec plaisir, et je ne veux pas, aussi longtemps que je vivrai, qu’on m’arrache cette erreur où je me complais ; si au contraire une fois mort, je n’aurai plus conscience de rien, comme le veulent certains philosophes mineurs, je ne crains pas que des philosophes, eux-mêmes morts, se moquent de mon erreur.

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