Les secrets d’Ikaria, l’île des centenaires grecs
Un tiers de la population de l’île a plus de 90 ans. Activité physique de basse intensité, alimentation saine... voilà en partie les raisons de cette longévité.
Ikaria, au nord-est de la mer Egée, à environ neuf heures de bateau d’Athènes et à quelques miles de la côte turque, est battue par les vents toute l’année et appréciée des surfeurs. L’île montagneuse de 8 400 habitants (d’après le dernier recensement de 2011), recouverte de forêts denses, est surtout devenue célèbre pour son mode de vie et la longévité exceptionnelle de ses habitants. C’est en effet l’une des cinq « zones bleues » du monde – avec la Sardaigne, une région montagneuse du Costa Rica, l’île d’Okinawa au Japon et Loma Linda en Californie – où l’on recense un haut pourcentage de nonagénaires et centenaires en bonne santé.
A Christos, village pittoresque de 300 âmes, où les magasins sont fermés en matinée et ouverts toute la nuit, Ioanna Proiou est connue de tous. A 105 ans, la doyenne doit souvent répondre à la même question : « Quel est le secret pour vivre jusqu’à plus de 100 ans ? » « Je n’ai pas de recette miracle. Je n’ai jamais mis de crèmes antirides ! », dit-elle en riant et en remettant ses lunettes rondes. Mais Ioanna avance une hypothèse : « Il faut avoir en soi beaucoup d’amour, ne pas envier les autres et surtout être passionnée ! La création, c’est le meilleur des médicaments ! »
Quand elle a perdu son mari à seulement 57 ans, elle « s’est remariée avec le métier à tisser », elle s’est plongée corps et âme dans sa passion qui l’accompagne depuis son adolescence. « Si je suis encore en vie, c’est parce que j’ai toujours été occupée par mon activité et que j’aimais ce que je faisais », avoue celle qui continue d’enseigner aux nouvelles générations l’art du tissage.
A 100 ans, Dimitris Kroussis continue, lui aussi, de cultiver sa vigne et de faire la comptabilité des chambres que sa femme de 90 ans loue à Armenistis au bord de la mer. Jusqu’à récemment, il conduisait sur les routes sinueuses d’Ikaria, mais ses trois enfants ont pris peur après un accident de la route. « Nous avons vécu des moments très durs à Ikaria. Nous manquions de tout et nous avons appris à nous contenter de peu. Nous nous aidions les uns les autres. Si quelqu’un avait de la viande, il la partageait avec toute la communauté, ou nous faisions du troc : je donnais du vin à mon voisin et lui des pommes de terre. La crise actuelle, nous la ressentons peu pour cette raison ! », note l’ancien marin.
Pendant la seconde guerre mondiale, les familles mourraient de faim même si elles essayaient tant bien que mal de vivre en autarcie, les bateaux n’accostaient plus sur l’île. En 1943, Dimitris a voulu s’échapper en Turquie pour survivre, mais il s’est fait arrêter et a passé cinq mois dans les geôles turques. « Je m’en rappelle encore », lâche-t-il, amer.
« Nous mangions beaucoup d’herbes des montagnes, de poissons, mais nous n’avions pas les moyens de manger tous les jours de la viande. De même, nous marchions beaucoup pour aller cultiver nos champs dans les montagnes, il n’y avait pas le choix ! »,se souvient sa femme, Toula. Une alimentation et un environnement sains, une activité physique de basse intensité comme la marche, une communauté solidaire, un rythme de vie peu stressant, voilà en partie les secrets de cette longévité exceptionnelle.
En 2009, l’auteur du livre The Blue Zones qui a fait découvrir au grand public les cinq regions du monde comportant le plus grand nombre de centenaires, Dan Buettner, étudie à Ikaria avec une équipe de scientifiques les ingrédients de cette longévité exceptionnelle et trouve en comparant les registres des naissances et des décès qu’un Ikariote sur trois a atteint 90 ans, c’est dix fois plus que dans d’autres régions d’Europe.
En 2011, une étude menée cette fois par l’université de médecine d’Athènes avance que 13 % de la population ikariote a plus de 80 ans, alors qu’un peu plus de 1 % de la population mondiale atteint cette tranche d’âge. Surtout, les plus de 80 ans à Ikaria vivent en bonne santé. « D’après nos recherches, les personnes âgées à Ikaria ont moins de maladies articulaires, de diabète et de dépression liée à la vieillesse. L’alimentation joue un rôle évidemment, tout comme l’activité physique modérée qui réduit le risque de maladies cardiovasculaires de 54 % chez les plus de 80 ans », soutient Christodoulos Stefanadis, cardiologue qui a participé aux recherches de l’université de médecine d’Athènes.
Diane Kochilas, chef d’origine ikariote et animatrice d’émissions de cuisine à la télévision américaine, a recensé les habitudes alimentaires des personnes âgées sur l’île : « Ils mangeaient beaucoup de champignons, des légumes, des herbes [plus de trente-cinq espèces différentes d’herbes sauvages sont présentes sur l’île], des patates, des céréales, surtout de l’orge et du seigle, ainsi que du lait de chèvre. Et ils buvaient beaucoup de tisanes de menthe, de sauge, de romarin mais aussi deux tasses de café grec bouilli par jour et un verre de vin à chaque repas. » Le sol, composé de granites et d’un fort taux de radon, aurait un impact positif sur les cultures et notamment sur le vin, produit riche en antioxydants.
Mais cette communauté, qui n’a presque pas subi l’occupation des Ottomans, peu intéressés par cette terre hostile et qui a longtemps vécu en autarcie loin des injonctions du gouvernement central, a un mode de vie particulier qui peut aussi expliquer cette longévité. « Les personnes âgées ne sont pas mises à l’écart de la société ici, ce qui explique le faible taux de maladies psychiques », précise le Dr Stefanadis.
L’entraide et la notion de liberté tiennent une place important pour les Ikariotes. « Ikaria a été une terre d’exil pour les opposants communistes pendant la guerre civile [1946-1949] et ces militants de gauche, comme le compositeur Mikis Theodorakis, ont influencé le mode de pensée des habitants », commente Dimitris Kochilas, qui est revenu sur l’île au début de la crise économique, attiré par cette mentalité.
Près de 15 000 partisans communistes ont été déportés pendant la guerre civile alors que le nombre d’habitants à l’époque n’était que de 11 000. « Mis à part l’entraide intergénérationnelle, ce qui est marquant à Ikaria, c’est qu’il n’y a pas de classes sociales. Personne ne parle d’argent, ne se vante d’exercer telle profession ou d’avoir acheté telle marque. A Ikaria, la société n’est pas consumériste », précise Dimitris, qui tient un café dans le village balnéaire d’Armenistis.
« Définition grecque du zen »
Kyriaki Spanou estime, par ailleurs, qu’il existe une « définition grecque du zen » et a créé un séjour bien-être (« Ikaria Longevity Retreat ») pour apprendre aux citadins à se relaxer grâce à un programme intitulé « Les cinq étapes vers la longévité » combinant exercices de méditation, théâtre, repas macrobiotiques et activités nautiques.
A ses hôtes, elle fait tout de suite retirer leur montre et mettre leur téléphone sur vibreur. « La notion du temps est tout à fait différente sur l’île, les habitants vivent le temps présent et ne stressent pas autant que dans les villes modernes. Ce n’est pas non plus une communauté compétitive, où il faut rentabiliser le temps, chercher à faire du profit. Les citadins qui viennent ici peuvent se déconnecter des nouvelles technologies et se reconnecter avec les autres et la nature », souligne cette dramaturge de profession.
Alors que l’île se modernise et devient de plus en plus touristique, à Christos, certains villageois s’interrogent : les nouvelles générations vont-elles vivre aussi longtemps à Ikaria ? « L’alimentation a complètement changé, les jeunes se nourrissent dans les fast-foods, ne marchent plus autant, et sont désormais plus attirés par le gain d’argent »,soupire Simos, un agriculteur octogénaire qui compte bien vivre encore longtemps.
Par Marina Rafenberg (Ikaria | (Grèce), envoyée spéciale du Monde)
Publié par LE MONDE le 27.09.2017
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