Erri De Luca: «En vieillissant, j’ai appris à faire alliance avec mon corps»
A la manière de Cicéron, le romancier Erri De Luca propose par l’exercice de la marche, de l’escalade et de la lecture, de refuser la décadence physique et mentale liée à la vieillesse tout en acceptant l’œuvre du temps sur son corps.
Bonjour vieillesse : Un dossier d’été de Libération
Nous vivons dans une société vieillissante. Ça veut dire quoi « être vieux » ? Pourquoi un tel tabou autour d’un phénomène inévitable et universel ? Pour que la vieillesse ne soit pas seulement abordée par le prisme du déclin, et de la tristesse, Libé donne carte blanche à Laure Adler, Boris Cyrulnik, Rose-Marie Lagrave et Erri De Luca pour qu’ils racontent ce que vieillir fait plus que ce qu’il défait.
Un an avant d’être assassiné, Cicéron écrit à 63 ans le De senectute(De la vieillesse). Un texte en forme de dialogues avec pour personnage principal le Censeur Caton qui vivait un siècle plus tôt. Il s’agit d’une réfutation de la décadence physique et mentale, mais en évitant de Naturae repugnare, de s’opposer à la nature. J’ai lu les dialogues à l’occasion de mon 70e anniversaire qui certifiait officiellement mon âge avancé et comportait une adaptation que je pressentais, sans pouvoir la préciser.
Ces lignes relatent ma découverte personnelle de la vieillesse. En l’espace d’un siècle, les Italiens ont doublé la durée de leur âge moyen. Amélioration de l’alimentation, soins médicaux, pratique d’activités sportives : malgré ma méfiance envers le mot «progrès», il est en l’occurrence évident. La vieillesse aujourd’hui se répand dans la population jusqu’à devenir majoritaire. Puisque le phénomène ne s’est manifesté que récemment à grande échelle, je considère la vieillesse moderne comme un âge expérimental. En effet, chacun est vieux pour la première fois. Aucun précédent ne peut aider.
Novice, avec un esprit d’improvisation
Je m’engage dans ce temps nouveau en novice, avec un esprit d’improvisation. Je suis avantagé par une bonne complicité avec mon corps. C’est une machine ancienne, sélectionnée par d’innombrables générations aux prises avec toutes sortes de privations. J’ai le sentiment d’être son hôte le plus récent. Je l’interroge, je l’écoute. Il me demande d’aller pieds nus, de mettre ma peau en contact avec les éléments de la nature pour favoriser l’échange entre l’intérieur et l’extérieur. Le bronzage n’a rien à y voir, ce sont le vent, la pluie, le sable, la terre qui comptent. Il demande d’être exposé à la nuit sans le filtre des vitres.
Il n’a pas été habitué à se nourrir plusieurs fois par jour ni tous les jours. Sa capacité de jeûne est ancienne et mystérieuse. Il n’est gavé que depuis peu. C’est la première fois que ce corps, prototype commun à l’espèce humaine, est soumis à l’expérience collective de prolonger la vie biologique. On sait que les animaux en captivité vivent plus longtemps que ceux à l’état sauvage. Il se passe quelque chose d’équivalent pour notre corps. Nourriture en quantité suffisante et d’accès facile, chauffage, protection contre les intempéries : des facilités qui reproduisent les conditions des animaux en captivité.
J’applique à l’âge que je traverse les catégories criminelles relatives à l’homicide : la vieillesse peut être involontaire, préterintentionnelle, volontaire. Elle est involontaire quand elle arrive à cause d’un accident, d’une maladie, qui réduit les capacités et accélère la déchéance. Elle entraîne rapidement une partielle ou totale dépendance aux autres. Elle requiert de grands efforts de l’esprit pour l’accepter. Elle doit bénéficier d’une aide sociale et encore plus de celle de la famille, quand celle-ci est un réseau et non un buisson d’orties.
Elle est préterintentionnelle quand on sous-évalue les signaux, qu’on tente de les camoufler par la chirurgie et la cosmétique, en s’embaumant vivants. On la subit comme un outrage à sa propre image, on agit selon la définition de Cicéron de Naturae repugnare.
Elle est volontaire quand on l’accueille comme une nouveauté à approfondir en facilitant ses modifications. Je déclare ma vieillesse «volontaire» selon ce principe. J’ai par exemple une peau sèche qui a creusé très vite les rides de mon visage, et je ne les ai pas adoucies par des crèmes ou des pommades. Mon aspect est rapidement passé de : «Vous me rappelez mon père» au définitif : «Vous me rappelez mon grand-père.» Généralement, il s’agit de défunts. J’ai laissé mes cheveux et mes dents se clairsemer. Je ne me soustrais pas au compte des années, j’essaie d’avancer à leur rythme.
Garder la durée de la vie en bon état
Je pratique tous les jours davantage la marche et d’autres exercices utiles à la poursuite de mon activité préférée, l’escalade. C’est elle qui décide également de mon alimentation, avec le contrôle de mon poids pour ne pas entraver les mouvements de la montée à quatre pattes. Bizarrement, la vieillesse a un plus grand besoin d’activité physique. C’est ce qui est nécessaire à son entretien. Je ne le savais pas avant. On ne me l’a pas appris. Je l’ai constaté en l’expérimentant. Son objectif et le mien ne sont pas de prolonger à outrance la durée de la vie, mais de la garder en bon état au jour le jour, tant qu’il y en a.
Pendant les deux années d’isolement à cause de l’épidémie, j’ai pu rester dans le champ autour de chez moi. Je me suis donné pour règle d’en faire le tour deux heures par jour. J’en ai peu à peu constaté les bénéfices et j’ai compris ainsi que grâce à cette longue quarantaine je découvrais une méthode valable pour le temps qui suivrait. Aujourd’hui, si je suis obligé de sauter cet exercice, j’en ressens le manque. L’augmentation de l’activité physique est bénéfique aussi à mon sommeil, qui est profond et rapide dès que je pose mon crâne sur l’oreiller.
J’ai eu trois infarctus en rafale il y a plusieurs années. Je les ai pris pour une trahison de mon corps. Par une habitude indépendante des prescriptions des cardiologues, je suivais et je suis ces recommandations : pas de tabac, une activité physique régulière, une alimentation contrôlée. J’étais en colère contre mon corps pour ce guet-apens intérieur. Il n’était pas coupable. Les infarctus étaient inscrits dans mon arbre généalogique, j’en avais hérité. J’ai transgressé les recommandations suivantes par rébellion. A peine remis sur pied, je me suis lancé dans les escalades et l’alpinisme. J’ai bien fait. J’ai découvert un nouveau rapport avec mon corps, une sorte d’alliance. Depuis lors, je suis son élève.
Saisir au vol une marguerite pour la sentir
L’exercice physique va de pair avec l’entraînement cérébral. La lecture d’un livre, les mots croisés, le jeu, dans mon cas avec les cartes en faisant deux réussites apprises de ma grand-mère, la répétition par cœur d’un répertoire de poèmes : tout concourt à la discipline quotidienne qui améliore l’efficacité.
Le recours fréquent à la réclusion de personnes âgées dans des hospices, appelés poliment aujourd’hui «résidences» et «maisons de retraite», alerte un homme de mon âge sur l’urgence d’éviter de tels internements. On est parmi les premiers à être mis de côté, isolés : il faut agir à temps et avec habileté. Inexorablement vieux, oui, mais ingambes, indépendants et en cavale. Dans notre jeunesse, nous avons fait l’expérience des communautés. On peut essayer à nouveau si la solitude déprime.
Dans un des premiers films de Chaplin, A Night out, on peut voir la scène bien connue de l’ivrogne entraîné par un énergumène. Alors qu’il titube, qu’il avance péniblement, qu’il trébuche, lui, le génie du cinéma, saisit au vol une marguerite pour la sentir. C’est la touche de grâce qui sauve de la dégradation, introduisant une émotion et une complicité. Si la vieillesse est une ivresse emportée par une force supérieure, alors elle doit comporter la rançon d’une marguerite cueillie au vol.
Traduit de l’italien par Danièle Valin
Publié dans Libération le 12 août 2022