Mamie, tu lâches la console ?
« Le coup de poing, c’est avec ce bouton ? Alors, je peux avancer. Où suis-je ? Boum dans l’abeille ! » A droite, à gauche, en avant, en arrière, le corps suit les mouvements du joystick. « Attention, vous allez vous faire bouffer », prévient le partenaire d’un jour. Quelques secondes plus tard, c’est lui qui achève sa vie numérique. « Voilà, je suis mort. » Il y a une heure, « Gigi », 60 ans, tee-shirt, bermuda et tennis ne connaissait pas Rayman Origins. En quelques minutes de prise en main, elle a l’enthousiasme d’une ado découvrant une nouvelle console. Et qu’une envie, recommencer à gambader virtuellement dans la jungle d’arbres et de chutes d’eau où vit son héros.
Qui pense encore que les jeux vidéo sont un loisir réservé aux jeunes ? Certainement pas ces seniors, qui se retrouvent une fois par semaine à l’atelier Game Older de la Gaîté-Lyrique, à Paris. Les heures passées devant la console ne sont plus l’apanage des adolescents. En 1994, le joueur moyen avait 19 ans. Aujourd’hui, il en a 36. Et les têtes argentées prennent de plus en plus les commandes. La moitié des plus de 50 ans joueraient aux jeux vidéo (enquête GfK, octobre 2014)
« La démocratisation des supports mobiles (tablettes, smartphones) et leur simplicité ont fait entrer dans le jeu vidéo de nouveaux publics, plus âgés et plus féminins », remarque Julien Villedieu, délégué général du Syndicat national des jeux vidéo (SNJV). Faciles d’accès, graphiquement attrayants, les Candy Crush et autres Hay Day jouent souvent le rôle d’initiateur, notamment chez les femmes seniors.
Friandes de jeux occasionnels, plus sensibles aux jeux de réflexion et de stratégie, elles sont aussi moins complexées face à la machine que leurs pendants masculins. « Les femmes arrivent avec l’envie de comprendre un nouvel univers, explique Oscar Barda, responsable de l’espace jeux vidéo de la Gaîté-Lyrique. Puis, très vite, elles arrêtent de se poser des questions et se prêtent au jeu, avec émerveillement. »
En cette après-midi d’octobre, une douzaine de femmes, la soixantaine et plus, en activité ou à la retraite, pour un seul homme. « Nous allons commencer sur les jeux dits de plate-forme, type Mario Kart », explique, dans un bref préambule, Théo Kuperholc, l’animateur de l’espace.
Très vite, place à la pratique. Répartis librement devant une demi-douzaine d’écrans, dans un espace ouvert au public, certains des gamers ont déjà une petite expérience. Pour Elfie Comin, 70 ans, carrière dans le paramédical, « c’est tout nouveau ». « Je me rappelle mes enfants jouant à Mario. A l’époque, je n’avais pas trouvé cela très passionnant », avoue la néophyte, aujourd’hui bien plus intéressée par A Story About my Uncle, un jeu d’aventure où un petit garçon, à la recherche de son oncle, explore des mondes mystérieux.
La dynamique septuagénaire, qui n’est pas du « genre à rester regarder “Les Feux de l’amour” avec une théière », s’est inscrite à l’atelier par curiosité. Surprise ! Après une heure à doser le maniement des joysticks, l’activité lui semble « un excellent dérivatif pour se vider la tête. Un peu comme la méditation, finalement ».
Pour tous les participants, le jeu vidéo est une nouvelle ouverture. « J’ai découvert toute une culture, une industrie, un univers artistique », s’emballe Bruna Rossi, 67 ans, agent immobilier. A côté des grands classiques, la Gaîté-Lyrique propose une sélection de petits bijoux de création et de poésie, puisés dans son catalogue de 1 400 jeux. Et l’animateur est toujours là pour répondre aux questions ou apporter un éclairage historique ou esthétique. Semaine après semaine, les a priori de Véronique, 58 ans, qui souhaite garder l’anonymat, ont volé en éclats. « J’avais des idées reçues autour de la violence et de l’addiction », avoue cette directrice d’école, qui, depuis, a investi dans une tablette et adore se creuser la tête sur Monument Valley, un jeu vidéo de réflexion, où la princesse Ida doit trouver son chemin au milieu d’édifices aux formes géométriques.
Marie-Christine, 61 ans, carré blond, qui souhaite garder l’anonymat, fait, elle aussi, partie des « anciennes ». Elle joue régulièrement chez elle, seule ou en famille, mais, surtout, elle aime se retrouver avec ses copines « gameuses » aguerries, une fois par semaine, dans les locaux de la Gaîté, mais hors atelier. En 2011, son initiation aux jeux vidéo a été une occasion de se rapprocher de son fils, alors en pleine crise d’adolescence. « C’était un moyen de passer un moment ensemble. Il m’expliquait les subtilités de tel ou tel jeu et nous faisions des parties ensemble », se rappelle cette visiteuse médicale en préretraite. « Au début, il se moquait de moi, mais, au fil de mes progrès, il me demandait : “Tu continues à jouer avec tes vieux ?” Et quand je lui ai dit que j’avais testé le masque Oculus Rift, qui permet une immersion totale dans un monde en 3D, il a été soufflé. »
Les premiers pas ne sont pas toujours faciles, mais, à Game Older, pas d’esprit de compétition ou de moquerie. « Nous n’avons pas la même dextérité que les plus jeunes, des fois ça va un peu vite », avoue Marie-Madeleine, 67 ans, pratiquante occasionnelle depuis trois ans, qui souhaite garder l’anonymat. « Alors, sur certains jeux, c’est une qui tient la manette et trois qui regardent derrière. »
Qu’importe. Seul le plaisir d’explorer San Francisco au volant d’une grosse cylindrée sur Driver ou de se défouler sur un Street Fighter (jeu de combat) compte.
Plusieurs études récentes montrent même que jouer renforcerait les capacités cognitives des personnages âgées. Des jeux adaptés commencent même à faire leur entrée dans les maisons de retraite. Rien à voir avec l’ambiance ici.
Après deux heures à essayer de trouver leur chemin dans un labyrinthe ou à sauter de marguerite en marguerite dans un décor pastel, les game older affichent, tous, la mine réjouie du joueur qui a échappé au game over.
paru dans le Monde daté du 28 octobre 2015
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