Que faire du troisième âge de la vie, au-delà des discours comptables ?
Le « droit au répit » durant la vie active, préalable à son allongement
Bienfaits de la médecine : nous restons vieux de plus en plus tard ; méfaits de l'économie : nous le devenons de plus en plus tôt. Notre époque est bien étrange qui a forgé ce nouvel âge de la vie : celui de la retraite, où l'on est « âgé sans être vieux ». Un âge d'or ? C'est l'opinion de près de 60 % des Français qui attendent avec impatience la petite cérémonie du départ. Commencera alors une nouvelle ère, au cours de laquelle on pourra rattraper le temps perdu dans la frénésie professionnelle.
Tout alors redevient possible. Sorti du tourbillon de l'urgence, de la performance et des responsabilités imposées, on entre dans la catégorie, appréciée des festivals, du « hors compétition ». Certes, il va falloir lutter contre l'ennui et le sentiment d'inutilité ; sans doute faudra-t-il aussi s'occuper des vieux parents et des petits-enfants ; peut-être que le montant des pensions ne sera pas aussi élevé que prévu ; mais s'ouvre alors une nouvelle vie, où l'on sera actif par choix, libéré des obligations statutaires, avec le temps de penser à soi.
Inventée pour être un « secours » contre l'indigence sénile et un repos après une vie de labeur, la retraite est devenue, dans l'Etat-providence et en dépit de tous les problèmes de financement, une sorte de droit à l'épanouissement personnel. Elle renoue ainsi avec le sens originel du terme, ou plutôt avec les deux sens ; car, depuis la fin de l'Antiquité, deux modèles de retraite sont en concurrence.
Il y a, d'un côté, la retraite cicéronienne, défendue et illustrée dans le traité De la vieillesse. Elle présente un vieillard énergique, débordant d'activité, sage et dynamique à la fois. Car le vieillard, dit Cicéron, s'il possède une bonne nature (et de bons revenus), sait se débarrasser des passions inutiles : il « fait plus et mieux » que le jeune.
De l'autre côté, nous avons la retraite augustinienne, qui s'envisage au contraire comme un retrait du monde et de ses vanités. Loin de continuer la vie normale, elle marque l'amorce d'une nouvelle carrière, en laquelle le chrétien doit dépasser l'homme, et dont la finalité est de travailler à son salut.
Notre idéal contemporain de la retraite représente une sorte de motion de synthèse de ces deux traditions. De Cicéron, nous reprendrions volontiers l'image du retraité actif, mais sans toutefois la conception aristocratique qu'elle véhiculait, celle d'une élite éloignée des soucis de la vie laborieuse. De saint Augustin, nous garderions sans doute l'idéal du retrait d'un univers focalisé sur la productivité et la consommation, mais sans forcément connecter la quête du salut à la foi chrétienne. Un Cicéron démocrate, doublé d'un Augustin laïc : telle est la figure rêvée du retraité...
Toute la question est de savoir à quel âge elle doit intervenir et selon quelles modalités. De ce point de vue, le débat est désarmant. Car on sait au moins depuis le Livre blanc de 1991 que le système ne peut pas tenir, et pourtant les réformes peinent à se mettre en place. On a identifié avec certitude les trois leviers d'action possibles - revoir la durée de cotisation, retarder le départ en retraite, abaisser le montant des pensions -, mais, faute de consensus, il est impossible de les mettre en place de manière équilibrée. On nous a expliqué que la répartition était menacée par la démographie, tandis que la capitalisation était mise en péril par les soubresauts de la finance, mais la combinaison des deux reste toujours incertaine.
Pourquoi un tel écart entre le diagnostic et la thérapie ? Sans doute parce que, en France tout au moins, la force du symbole prend souvent le pas sur la puissance du réel ; et le XXe siècle a tellement peiné à réaliser les rêves du XIXe qu'on voit mal comment le jeune XXIe mettrait tout cela à bas.
Et pourtant, il faudra bien. Mais cela ne se fera de manière pacifiée que si l'on se déplace vers le terrain du symbole et du sens sans se contenter d'un discours technique, comptable et négatif. Car ce n'est pas en insistant sur les seules contraintes démographiques, économiques et budgétaires - pourtant incontestables - qu'on parviendra à concurrencer et à relancer l'épopée des conquêtes sociales. Or, en répétant depuis presque vingt ans qu' « on va dans le mur ! », on a fini par oublier que la réforme des retraites met aussi en jeu des dimensions existentielles et positives.
Les questions sont pourtant massives : que faire du temps gagné sur la mort ? Doit-il être affecté à la période inactive de l'existence alors même que le travail demeure le principal support de l'identité personnelle ? Faut-il se résoudre à une vie ainsi découpée : trente ans de formation ; trente ans d'activité ; trente ans de retraite ? Est-ce possible ? Est-ce souhaitable ?
Rien n'est moins sûr. On le perçoit d'emblée pour les deux premières périodes. La formation se fait « tout au long de la vie » et déborde de la seule jeunesse : au-delà de l'éducation initiale, c'est une nécessité pendant la vie professionnelle et c'est un désir après elle. De la même manière, l'exigence d'une activité rémunérée concerne aussi bien la jeunesse (le job) que la vieillesse (la seconde carrière). Et si nombre de nos concitoyens aspirent à la retraite, ce n'est pas pour cesser toute activité, mais pour en envisager une autre, moins frénétique et plus libre. Il y a donc aussi une « activité tout au long de la vie ».
Pourquoi dès lors ne pas envisager la possibilité d'une sorte de « retraite tout au long de la vie » ? Imaginons qu'en contrepartie d'une retraite repoussée à 70 ans, on propose à chaque salarié un « droit au répit » d'un ou deux ans dans sa carrière professionnelle. Est-ce un doux rêve ? Pas tout à fait. La Suède a offert la possibilité d'une telle année sabbatique rémunérée sans aucune espèce de justification médicale ou professionnelle.
L'idée est simple : puisque l'espérance de vie nous fera travailler plus longtemps, il faut proposer une année de retraite au choix avant la retraite plus tardive. Inutile de dire que cette mesure n'avait pas suscité l'enthousiasme des experts de l'OCDE chargés du rapport sur la Suède (2005) : économiquement absurde, disaient-ils. Elle est pourtant pleine de sens.
Car le désir de souffler un peu, de prendre du recul, de sortir de la frénésie quotidienne, est ce qui réunit la majorité des salariés, dans un contexte professionnel qui s'est durci et où la pénibilité a changé de nature. Est-il interdit de penser qu'il y aurait, dans ce « droit au répit », un symbole assez puissant pour envisager autrement - et en positif - la réforme des retraites ?
Pierre-Henri Tavoillot
Article paru dans l'édition du 13.02.10