«La force de la section “retraités” de la CGT Peugeot est de prolonger les solidarités collectives»- Entretien avec Nicolas Renahy - Libération-

Publié le par Or gris : seniors acteurs des territoires, dans une société pour tous les âges

Le sociologue retrouve des ouvriers de l’ex-plus grande usine de France située à Sochaux dans leurs vies de retraités. Toujours syndiqués à la CGT, ils s’entraident et tentent d’assurer la relève. Un remède à la solitude pour ces témoins du monde industriel du XXe siècle.x-plus grande usine de France située à Sochaux dans leurs vies de retraités. Toujours syndiqués à la CGT, ils s’entraident et tentent d’assurer la relève. Un remède à la solitude pour ces témoins du monde industriel du XXe siècle.

La catégorie «retraités» ne veut pas dire grand-chose si on met de côté les questions de classe. C’est l’un des enseignements majeurs de Jusqu’au bout, vieillir et résister dans le monde ouvrier (la Découverte), le nouveau livre du sociologue Nicolas Renahy, paru début octobre. Le chercheur retrouve des ouvriers retraités de Peugeot-Sochaux, dans le Doubs, qui fut la plus grande usine de France dans les années 70-80, avec près de 40 000 salariés à l’époque – et dont le site, repris par Stellantis, ne compte aujourd’hui plus que 5 000 employés. Il y a une trentaine d’années, le sociologue Michel Pialoux nous faisait découvrir certains de ces travailleurs de Sochaux (notamment dans la Misère du monde, dirigé par Pierre Bourdieu et publié en 1993). Nicolas Renahy a décidé de renouer le fil, et en retrouve plusieurs, tels que Christian Corouge.

Cet ouvrier est aujourd’hui retraité mais toujours engagé pour la justice sociale. Il emmène Nicolas Renahy et l’introduit dans son cercle social, centré autour de la section «retraités» de la CGT de Peugeot-Sochaux. Ses «copains et copines» Viviane, Christian, Christiane, Clairette ou Bruno, âgés en moyenne de 70 ans, se soutiennent dans les soucis de santé et les deuils de leurs conjoints, se retrouvent à la chorale et pour l’apéro chez les uns ou les autres, et surtout dans les manifs. Leur force est de garder leur engagement syndical, ce capital social qui les préserve de l’isolement que connaissent beaucoup d’autres retraités. La vie qu’ils ont partagée à «monter ces putains de bagnoles», comme dit Christian Corouge, leur a offert une forme de solidarité à toute épreuve. Entretien.

* Ces retraités sont encore très actifs, mais leur corps a souffert. Dans quelles conditions arrivent-ils à la retraite ?

Beaucoup sont cassés par le travail en usine. Les horaires irréguliers et de nuit les ont rendus insomniaques. Certains dorment entre trois et cinq heures par nuit, prennent souvent des somnifères. Ils souffrent de troubles musculosquelettiques, très handicapants, et les femmes, elles, ont des problèmes aux épaules, aux coudes, aux articulations… Ce sont des maladies professionnelles qui ne sont pas recensées, mais dont les effets durent bien après la fin de l’activité. Et puis il y a ceux qui n’ont pas tenu : certains sont devenus alcooliques, gravement malades ou morts précocement. Ou se sont suicidés.

Contrairement aux petits employés, vous montrez que ces ouvriers continuent de bénéficier de leur socialisation syndicale. Est-ce en soi un héritage ?

Le syndicalisme suppose un accès à la parole publique, dans les médias, les manifestations… Et, pour Christian Corouge, central dans mon enquête, un accès aux documentaristes et aux sociologues. Il sait mettre en mots une condition ouvrière qu’il n’a jamais quittée, alors qu’il aurait pu le faire dans les années 80.

Et en effet, c’est un héritage que l’on vit au présent. On sait que plus on descend dans l’échelle sociale, plus les gens risquent d’être isolés à la retraite. Le capital va au capital, y compris en termes de réseau social. Ici, la force des membres de la section «retraités» de la CGT Peugeot est de prolonger les solidarités collectives, et donc d’aller à l’encontre des lois sociales qui fragilisent les classes populaires. Le geste militant, ce n’est pas qu’aller dans la rue, c’est aussi être ouvert à la solidarité avec ses voisins, ses copains.

*Les ouvriers retraités sont-ils tous aussi militants que cette bande des anciens de Peugeot-Sochaux ?

Ils sont plus militants que la plupart de leurs ex-collègues. Mais ils et elles sont aussi représentatifs d’un monde ouvrier invisibilisé, alors qu’il est loin d’avoir disparu. Et c’est justement lors du passage en retraite qu’on ressent l’envie d’en profiter, après avoir occupé une position subalterne durant toute sa vie. C’est ce que dit Gérard, qui lui ne milite plus : «L’usine, je l’ai en horreur.» Et quand des retraités continuent de fréquenter leur section syndicale, ils sont souvent dépassés par les enjeux, tout simplement car ils ne travaillent plus. Une telle logique accentue la force du groupe que j’ai rencontré, qui repose sur un noyau dur d’une trentaine de personnes. Je tente de réfléchir à la solidarité et aux valeurs qui soudent ce collectif, dont les membres ne veulent rien lâcher, en restant fidèles à eux-mêmes.

* Les anciennes ouvrières sont aussi porteuses d’un certain féminisme. Comment le décrivez-vous ?

C’est un féminisme où l’indépendance au sein du couple est centrale. Chez les femmes que j’ai rencontrées, les trajectoires sont très différentes : Annie a été deux fois mère célibataire, Christiane est toujours restée célibataire et sans enfant, Viviane a eu un enfant avec un homme ouvrier qui n’était pas militant, qui la «laissait tranquille» et «gardait le gosse». Ce sont des modèles soixante-huitards qu’elles se sont appropriés et qu’elles ont su imposer, soit à elle-même via le célibat, soit à un homme qui a pris part au travail domestique et à l’éducation des enfants.

Pourquoi l’histoire de Mai 68 met-elle souvent de côté les ouvriers, qui représentent un quart des retraités d’aujourd’hui ?

Les intellectuels envisagent le monde à partir de leur vécu. Il y a eu beaucoup de travaux essentiels sur les soixante-huitards et leur suite, mais parfois avec un tropisme social et urbano-centré qui conduit à regarder d’abord ce qui s’est passé dans les facs et les grandes villes.

Dans les années 70, on oublie qu’il y a eu la conjonction de deux phénomènes : des alliances interclassistes, avec des bourgeois et bourgeoises traîtres à leur classe qui venaient notamment s’«établir» avec les ouvriers d’une part ; et d’autre part une «contre-élite ouvrière», jeunes ouvriers et ouvrières spécialisés qui entraient chez Peugeot dans une époque de grand recrutement. Ce sont des hommes et des femmes qui ont eu un accès à la culture de masse, avec le développement des livres de poche, des bibliothèques, du cinéma, même si beaucoup n’ont pas pu bénéficier de la démocratisation scolaire à la même époque…

* Leurs enfants ont-ils eux accédé aux études supérieures ?

Il y a une forme de capital dans le militantisme, social mais aussi culturel. Christian raconte que toute la famille l’attendait le soir à son retour de l’usine pour fêter le bac de sa première fille : c’était une promesse d’espoir, et aussi d’ailleurs. Quand on a des enfants, qu’on travaille à la chaîne, évidemment on veut qu’ils aient une vie différente. Beaucoup ont donc quitté la région car il n’y avait pas réellement de travail pour eux qui sont devenus artiste, infirmière, petit fonctionnaire, employée des collectivités locales…

Très peu de ces militants ont des enfants qui travaillent à l’usine. Même pour ceux qui ont eu moins de réussite scolaire, l’usine n’est plus un avenir. Ou alors en Suisse, où les salaires sont plus intéressants.

* Comment les pratiques militantes sont-elles transmises aux nouveaux adhérents de la CGT et quel rôle le mouvement contre la réforme des retraites a-t-il joué ?

Aurore, une des jeunes quadragénaires de la CGT, est fille d’ouvrière et d’ouvrier militant CGT. Mais avant la mobilisation nationale contre la réforme des retraites, elle faisait partie d’une génération sans grande mobilisation sociale. Le dernier mouvement contre la réforme des retraites a deux caractéristiques : il a été long, sur plus de six mois, et massif, à la fois dans les grandes villes et dans les petites comme Montbéliard. Aurore a filmé toutes les mobilisations sur Facebook en live. Pour elle, c’est un moment extraordinaire car elle n’a jamais connu une telle expérience collective. Elle retrouve d’anciennes copines d’école, des collègues qu’elle n’avait jamais vus en manif, et elle se rend compte de sa singularité et de sa force. Elle devient quelqu’un qui prend la parole. C’est très important pour le groupe des anciens.

Au-delà de la transmission familiale, beaucoup d’anciens se posent la question de la transmission aux plus jeunes. A quel moment doivent-ils se mettre en retrait, ou passer le micro dans les manifs ? C’est un souci qui taraude. Mais se la poser, c’est déjà en partie y répondre.

* Pourquoi la CGT est-elle en perte de vitesse à Stellantis, le repreneur de Peugeot ?

Il y a eu une chute continue du nombre d’adhérents depuis 2012, et il n’y a aujourd’hui plus que 368 syndiqués CGT sur 5 500 salariés, parmi lesquels moins de 3 000 sont ouvriers. L’hémorragie s’est arrêtée depuis 2023, peut-être du fait de la mobilisation des retraites. Mais ce nombre reste bas. Cela suit aussi la courbe des employés : dans les années 70-80, le site comptait 40 000 salariés, dont les trois quarts étaient ouvriers !

La transformation de la condition ouvrière est aussi en cause. En France, le groupe ouvrier représente 20 % des actifs et se renouvelle à travers les secteurs de l’équipement ou de la logistique. Ce sont des ouvriers nomades, tout le temps dans leur voiture pour aller dans des entrepôts installés dans le périurbain. Ils ont très peu d’interactions dans leur travail et sont fichés tout le temps avec le pistolet scanneur. Faire du collectif dans ces conditions, c’est très dur. Sur les chaînes de montage de Stellantis aujourd’hui, il y a 25-30 mètres entre deux ouvriers. Parfois, ils ne voient personne dans une journée de travail, si ce n’est dans le bus de ramassage collectif. Stellantis a une logique du moindre coût, et les liens sont de plus en plus difficiles.

* Les débats publics présentent souvent les retraités comme un bloc unitaire, au risque d’oublier les différences fondamentales entre les catégories sociales. Pourquoi ?

Il y a une forme de déconnexion du côté des classes supérieures, y compris chez les intellectuels, qui ne perçoivent pas toujours la réalité du monde ouvrier. Et les ouvriers, de leur côté, se sentent mal ou plus représentés, d’autant que presque aucun grand élu n’est de milieu populaire. La montée de l’extrême droite vient aussi de là.

Mais mon livre montre que les retraités mobilisés peuvent incarner des alternatives localement. L’une des clés de la réussite de cette section CGT retraités est d’aider des camarades à reconstituer leur carrière et accéder à la pension de réversion quand ils deviennent veufs ou veuves. Le syndicat remplace des services publics qui sont défaillants, avec toute la logique de dématérialisation.

Bref, les phénomènes sociaux sont pensés par en haut. Or pour un homme cadre, le montant brut moyen des pensions de retraite était de 3 195 euros en 2012. Pour un ancien ouvrier, il était de 1 410 euros. Et 1 056 euros pour une ancienne ouvrière. Derrière le mot «retraités» se jouent des vies tout à fait différentes.

Pär Adrien Naselli,  publié dans Libération du 1° novembre 2024

https://www.liberation.fr/idees-et-debats/nicolas-renahy-la-force-de-la-section-retraites-de-la-cgt-peugeot-est-de-prolonger-les-solidarites-collectives-20241101_FVM55QXOYNANPG3GVD6FJOJGXI/?redirected=1

Le geste militant, ce n'est pas qu'aller dans la rue, c'est aussi être ouvert à la solidarité avec ses voisins, ses copains, estime le sociologue Nicolas Renahy.

Le geste militant, ce n'est pas qu'aller dans la rue, c'est aussi être ouvert à la solidarité avec ses voisins, ses copains, estime le sociologue Nicolas Renahy.

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