Emploi des seniors : quelle est la vraie valeur de l’expérience ?
Neuf cadres seniors sur dix estiment que leur âge les désavantage dans leur recherche d’emploi révèlent une enquête de l’Apec publiée en janvier 2022. Les stéréotypes liés à l’âge sont effectivement encore très présents dans le monde du travail où le talent a souvent tendance à être associé à la jeunesse. Face à cela, l’expérience professionnelle des cadres seniors est l’un de leurs principaux atouts. Cette expérience est constituée par l’accumulation de nombreuses situations vécues, de difficultés résolues, de succès enregistrés et d’erreurs dépassées. L’expérience offre aussi un regard différent sur les pratiques de travail et l’organisation, source d’un enrichissement potentiel important pour l’entreprise.
Et effectivement, l’expérience professionnelle est largement considérée comme un atout par les recruteurs. Selon les résultats d’une enquête récente auprès de 851 professionnels au travail, l’expérience dans le domaine d’activité serait le meilleur indicateur pour prédire le succès professionnel d’un candidat au recrutement (pour 48 % des répondants), devant les mises en situation, les tests de personnalité, le niveau d’étude, les avis fondés sur l’entretien et les références ou recommandations. Ces résultats viennent en conforter beaucoup d’autres. Ainsi, pour Chamkhi et Lainé qui ont analysé les réponses d’une large enquête auprès d’employeurs pour le compte de Pôle emploi, l’expérience professionnelle dans le métier ou un métier proche est considérée comme indispensable par 37 % des employeurs et utile par 52 % d’autres. Cet attrait des employeurs pour l’expérience est particulièrement fort pour les postes de cadres.
De l’expérience aux compétences
Pourtant, la plupart des études scientifiques sont pour le moins circonspectes à propos du pouvoir prédictif de l’expérience professionnelle dans le recrutement. Des recherches déjà anciennes portant sur la validité prédictive comparée de différents critères de sélection avaient placé l’expérience professionnelle en avant-dernière position, entre la graphologie et les entretiens non structurés, loin derrière les tests situationnels et les entretiens structurés. Plus récemment, une méta-analyse publiée en 2019 a mis en lumière que l’expérience professionnelle acquise, lorsqu’elle est évaluée basiquement (quantité ou durée des expériences), n’est absolument pas un bon prédicteur de la performance future d’un candidat sur un nouveau poste en lien avec cette expérience. Les auteurs expliquent ces résultats contre-intuitifs par la spécificité des contextes de travail.
Dans un article de la revue Travail et Emploi, Stéphane Bellini a avancé d’autres raisons à cette dépréciation de l’expérience professionnelle des seniors : une technologie qui simplifie le travail, une obsolescence des compétences techniques à un rythme de plus en plus rapide, un effet de la polyvalence, tout cela est bien connu. Mais intéressons-nous plutôt à une raison liée à l’apprentissage à partir de l’expérience :
« La richesse des compétences acquises par l’expérience dépend de la transformation de soi opérée par l’individu à l’occasion de ses expériences. En fonction de son degré de réflexivité, c’est-à-dire de questionnement sur son travail, ses procédures et sur les finalités de l’action, l’individu pourra tirer parti de ses expériences. Ce n’est donc pas le temps passé dans un poste qui ferait la richesse d’une expérience mais l’analyse réflexive que le salarié en produit. »
La valeur du senior
L’expérience en elle-même importe donc moins que les compétences que l’on a pu acquérir en prenant du recul sur cette expérience. Pour pouvoir être un véritable atout, l’expérience doit pouvoir se décliner en compétences et pour se valoriser auprès d’un employeur il s’agit moins de savoir décrire ce que l’on a fait que d’être en mesure d’identifier les compétences que l’on a acquises, et comment on pourrait les mettre en œuvre dans un autre contexte. C’est finalement cela qui va faire la valeur d’un senior auprès d’un employeur.
Bien entendu, il s’agit de mettre en lumière aussi bien des compétences purement techniques que des savoir-être. Des outils existent pour faciliter ce passage de l’expérience à la compétence, la méthode de description des comportements en situations passées, popularisée par l’acronyme STAR en est une. Les psychologues du travail sont formés à accompagner ce travail réflexif et la réalisation d’un bilan de compétence peut également être un support.
Expériences traumatisantes
Mais cette expérience dont sont porteurs les seniors peut malheureusement, dans certains cas, représenter un fardeau qu’il faudrait pouvoir arriver à déposer pour se projeter efficacement dans la suite de son parcours professionnel. L’expérience peut être un fardeau lorsqu’elle a été vécue très négativement. Harcèlement, surcharge, burn-out, non-sens, mauvaises conditions ou relations de travail, licenciement brutal… Ces mauvaises expériences, parfois traumatisantes, peuvent rendre la personne excessivement suspicieuse et exigeante envers les employeurs comme envers le travail lui-même. Cette posture de défense est tout à fait compréhensible et naturelle mais elle risque de fortement pénaliser la recherche d’emploi.
Au-delà d’une autolimitation sur les candidatures, cette posture ne manquera pas de transparaître lors des entretiens d’embauche et de générer de l’inquiétude chez les employeurs. Des données publiées par l’APEC en 2023 sont éloquentes : 52 % des cadres ont le sentiment d’avoir une charge de travail insurmontable ; 40 % expriment un sentiment de déprime et pour 16 % des cadres séniors la poursuite de leur parcours professionnel est marquée par l’anxiété, ils ont le sentiment d’être menacés et font part d’une perte de sens dans le travail.
Paradoxalement, l’expérience peut aussi représenter un fardeau lorsqu’elle a été positive. En effet, le confort relatif obtenu au fil des années dans un précédent poste à travers une activité parfaitement maîtrisée, dans un contexte bien connu, avec un salaire qui a fini par atteindre un bon niveau avec l’ancienneté, tout cela peut générer des réticences assez naturelles face au risque de devoir se confronter à des situations nouvelles.
Malgré tout, une enquête de l’association SNC auprès de 760 seniors au chômage, dont plus de la moitié de cadres, a montré que 67 % des répondants accepteraient de reprendre une activité moins rémunérée que celle de leur dernier emploi, que 60 % envisagent une reconversion et que plus de 40 % se disent également prêts à changer, géographiquement, de lieu de travail.
Ouvrir le champ des possibles
Un travail introspectif sur ses propres attentes et besoins fondamentaux, voire une démarche de deuil d’une situation passée peut-être particulièrement utile pour positiver le changement et ouvrir le champ des possibles. Il va notamment s’agir de s’interroger sur ce que la chercheuse Eléonore Marbot a dénommé le sentiment précoce de fin de vie professionnelle qui conduit à un désengagement vis-à-vis du travail et à un recentrage sur soi. De manière générale, les seniors, tout autant, voire plus que les autres, doivent éviter l’isolement dans leurs démarches et au contraire solliciter des appuis extérieurs (entourage, réseau professionnel, conseillers en évolution professionnelle, groupes d’entraide…). Pour des seniors-cadres étant habitués à montrer une image de large autonomie, voire d’omnipotence, on peut comprendre que cette démarche de sollicitation d’aide n’est pas aisée mais elle est souvent indispensable.
L’ouverture du champ des possibles pourra également passer par un recours à des activités différentes : formateur, consultant, manager de transition, ainsi qu’à des formes de travail différentes que le salariat classique : intérim spécialisé pour les cadres, CDD senior, statut indépendant, portage salarial, temps partagé.
Mais tout cela ne doit pas dédouaner les entreprises de leurs responsabilités. Savoir embaucher et gérer l’emploi des seniors est une compétence que les entreprises doivent développer dans le cadre de leur employeurabilité. Il en va de leur responsabilité sociale mais plus encore de leur performance économique.
Publié: 26 août 2024, dans The Conversation