Législatives 2024 : vote des champs et vote des villes
Une question de diplômes plus que de géographie
« Questions de campagne ». Les différences de vote entre centres urbains et mondes ruraux sont avant tout un effet de composition sociale, et non de distinction spatiale, selon plusieurs spécialistes, qui mettent en garde quant à ce raccourci qui fait le jeu du Rassemblement national.
C’est une lecture binaire qui, à force d’être martelée élection après élection, tend à structurer les représentations : les espaces ruraux seraient comme fatalement acquis à l’extrême droite quand les métropoles, elles, offriraient des poches de résistance à gauche. En creux, une vieille antienne selon laquelle les campagnes seraient par essence conservatrices, quand les villes seraient, elles, progressistes. S’il est indéniable que le vote pour le parti dirigé par Jordan Bardella augmente quand on s’éloigne des villes – ce qui s’est encore confirmé au premier tour des élections législatives –, ce n’est en revanche pas parce qu’on vit dans le monde rural qu’on vote davantage Rassemblement national (RN).
« De nombreux commentateurs font la confusion entre corrélation et causalité », regrette Olivier Bouba-Olga, géographe au laboratoire Ruralités de l’université de Poitiers, qui met en garde quant à une analyse sommaire de la géographie des votes selon un déterminisme spatial. « Le fait de vivre dans une commune rurale plutôt qu’urbaine ne conduit qu’à la marge à voter plus pour le RN, souligne-t-il après avoir analysé l’impact sur les différences urbain-rural de plusieurs variables aux élections européennes et à la présidentielle de 2022. Les différences de vote entre centres urbains et mondes ruraux s’expliquent non pas en raison du caractère urbain ou rural des communes, mais par des différences de composition sociale – niveau de diplôme, de revenu, génération, genre –, par l’histoire du territoire, le tissu économique ou encore les conditions de travail. » Autrement dit : « Lorsqu’on compare vote rural et vote urbain à niveau de diplôme et tranche d’âge identique, on n’observe pratiquement plus de différence. »
« C’est effectivement un effet de morphologie sociale », abonde le sociologue Benoît Coquard, qui travaille sur les campagnes en déclin. Il rappelle que les catégories populaires faiblement diplômées y sont surreprésentées. « Les diplômés issus de ces territoires partent en ville, ou dans des campagnes plus attractives avec davantage de diplômés votant à gauche. »
Une « logique de concentration sociale » qui contribue à une « absence de mixité politique » et donc à « l’hégémonie » des idées du RN dans certaines sociabilités locales, observe-t-il dans le Grand-Est : « Si les personnes qu’on fréquente sont en affinité avec le RN, si quand on allume la télé ou qu’on sort de chez soi ça dit du bien du RN, si rien ne vient contredire, il y a un effet de légitimation. » Quant à la gauche, « elle y est invisible. Non seulement on ne la voit pas – pas de maillage militant –, mais ses acquis ne sont pas palpables ».
Variations d’une campagne à l’autre
Cela n’a pas toujours été le cas. Si aucun âge d’or de la gauche rurale n’a jamais existé à l’échelle du pays, si celle-ci n’a jamais été très à l’aise dans des espaces marqués par le monde agricole, les artisans, les commerçants et les retraités – davantage portés vers la droite gaulliste ou démocrate-chrétienne –, elle a toutefois connu de forts ancrages locaux. Et ce, à différentes époques. Entre autres exemples : le communisme et le socialisme rural d’après-guerre. « La SFIO [Section française de l’Internationale ouvrière] et le PCF [Parti communiste français] étaient ancrés dans des parties du Limousin, de l’Allier, de la Dordogne, du Midi rouge, de la Bretagne et des zones minières de la Lorraine », retrace Ivan Bruneau, sociologue des mondes ruraux.
Sans surprise, la poussée est plus forte « dans les vieux bastions frontistes du Sud-Est, des Hauts-de-France et dans les terres de mission de l’Ouest », souligne le sondeur Jérôme Fourquet dans une note de la Fondation Jean Jaurès. Elle est également très supérieure à la moyenne dans l’Est, l’Ain, en Saône-et-Loire, dans la Haute-Loire, le Cantal ou la Loire, « une partie significative des électeurs de droite de ces territoires ayant manifestement basculé vers le RN ». En revanche, elle est plus modérée dans un arc courant de l’Ariège au sud des Alpes en passant par le Minervois, les Causses, les Cévennes et le Diois, « des territoires marqués par une culture alternative et contestataire ».
« Méfions-nous des montées en généralité électorales sur des régions entières, alors même qu’à l’échelle d’un département on a des histoires très différentes, obéissant à des processus localisés », suggère donc Ivan Bruneau. Exemple avec le Finistère. Si le RN progresse partout, y compris dans les communes du centre du département ancrées à gauche, on observe néanmoins des écarts : « La gauche résiste mieux là où elle s’appuie sur une histoire ancienne et où les communes se portent mieux économiquement. » « Il n’y a pas de fatalité historique dans le vote des campagnes, non plus qu’il n’y a de territoire génétiquement de droite ou de gauche », abonde le sociologue Raphaël Challier.
Biais de lecture urbano-centré
« C’est très réducteur de dire que les campagnes dans leur globalité votent quelque chose, alors qu’elles sont hétérogènes électoralement. On passe sous silence le conflit politique », s’agace aussi Chloé Gaboriaux, politiste à Sciences Po Lyon. Une tendance à l’homogénéisation qui ne date pas d’hier, constate celle qui a travaillé sur le vote paysan au XIXe siècle, déplorant un biais de lecture urbano-centré et des discours sur les campagnes produits par des citadins.
« Dire aujourd’hui d’une circo rurale qu’elle est conquise par le RN quand elle a voté à 50,01 % pour le RN, sans prendre en compte l’abstention et l’addition des voix derrière, c’est comme, lorsqu’au XIXe les urbains républicains considéraient que les paysans votaient bonapartiste “en bloc”, passant sous silence les campagnes républicaines et socialistes. » Aujourd’hui encore, comme le rappelle la géographe Valérie Jousseaume dans Plouc Pride (L’Aube, 2021), les campagnes demeurent souvent perçues comme une forme dégradée de l’urbain – et présentées au singulier : « la ruralité », « la province »…
Derrière cette opposition rural-urbain, le risque est grand d’alimenter la vision binaire qui fait le lit de l’extrême droite. Laquelle exploite opportunément l’idée d’une fracture territoriale et d’une compétition bloc contre bloc entre, d’un côté, une France rurale et périurbaine qui serait « périphérique » (selon l’expression popularisée par le géographe Christophe Guilluy et controversée), perdante de la mondialisation, abandonnée par l’Etat et menacée dans ses valeurs traditionnelles ; de l’autre, une France métropolitaine qui serait gagnante et privilégiée. Préemptant des objets politiques comme la voiture thermique, la chaudière à fioul ou les zones à faibles émissions, le RN se positionne en défenseur d’un mode de vie à la française, prétendument menacé par une écologie « punitive » et des valeurs « woke » associées aux métropoles.
Absence des programmes
« Les urbains seraient tous bobos-écolos-woke-végans-vélo-cargo et les ruraux seraient tous pavillon-diesel-fioul-barbecues », résume Olivier Bouba-Olga, déplorant « une réduction calamiteuse de la réalité territoriale, sociale et électorale ». A force d’être martelée, y compris par certains médias, celle-ci finit par structurer les représentations. « C’est tellement plus complexe : on a une diversité de mondes ruraux et urbains, des bassins de vie qui se portent bien, d’autres mal, plein de flux d’interdépendances. »
D’où l’urgence, selon lui, pour les partis de gauche qui ont perdu pied dans les campagnes de « produi[re] un nouveau récit territorial autour de la complémentarité des territoires » – ce que tente de faire l’électron libre « insoumis » François Ruffin en associant « France des bourgs » et « France des tours ». « La tendance de la gauche urbaine à opposer quartiers populaires et campagnes, comme s’il fallait choisir son peuple, est délétère », déplore Raphaël Challier.
En pleines élections législatives, ces enjeux territoriaux brillent par leur absence des programmes et des débats des principaux partis. Certes, des thématiques s’y rapportent de façon annexe (déserts médicaux, services publics, agriculture, voiture…), « mais le programme du RN ne mentionne pas une seule fois le terme “rural” », souligne Cédric Szabo, directeur de l’Association des maires ruraux de France, non sans pointer le paradoxe pour un parti qui s’autoproclame celui de la « France des oubliés » et qui, en 2022, promettait « un grand ministère de la ruralité ». « Une réalité aussi pour les autres partis », déplore-t-il, regrettant « de très minces programmes », qu’il s’agisse des Républicains, de la majorité ou du Nouveau Front populaire.
Si la montée du vote RN s’est quasi généralisée sur l’ensemble du territoire entre les européennes de 2019 et celles de 2024, des zooms sur la carte électorale permettent en effet de constater des variations d’une campagne à l’autre, y compris entre communes voisines.
Seul ce dernier a inscrit à son programme l’organisation d’« états généraux » des quartiers populaires et des espaces ruraux, s’engageant à « construire une véritable égalité territoriale, notamment dans les services publics ». Quant à la majorité, elle entend poursuivre le plan France ruralités lancé en 2023 – entre autres : l’objectif de 3 000 maisons France services d’ici à 2027. Matignon l’avait alors présenté comme devant apporter « des réponses concrètes [au monde rural]de nature à faire reculer le vote RN et le sentiment d’abandon ».