Au Festival d’Avignon, Mohamed El Khatib érotise le troisième âge

Publié le par Or gris : seniors acteurs des territoires, dans une société pour tous les âges

Avec « La Vie secrète des vieux », l’auteur et metteur en scène aborde la sexualité des personnes âgées sans tabou ni pathos. 

Arrivée en majesté de Jacqueline, 91 ans, poussée dans son fauteuil roulant. « Ça commence bien », murmure un spectateur aux cheveux gris. Oui. « Ça » commence et « ça » finit bien. Même si, sur l’écran vidéo suspendu au-dessus du parquet de bal, on peut lire : « Compte tenu de leur âge, les personnes sur scène sont susceptibles, comme Dalida, de mourir sur scène », un avertissement à prendre pour ce qu’il est, une malice ironique et une mise à distance salutaire du pathos. Même si Georges, qui aurait dû être là, à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, fait lui aussi une entrée remarquée. Mais dans une urne funéraire. Même si Annie, 82 ans, Sally, 75 ans, Martine, 76 ans, Jean-Pierre, 85 ans, Micheline, 77 ans, et Chille (qui ne dit pas son âge) sont à l’automne d’existences qui se déclinent en problèmes cardiaques, douleurs articulaires, marches précautionneuses derrière un déambulateur.

La Vie secrète des vieux, création de Mohamed El Khatib, auteur et metteur en scène qui a le chic pour lever des « draps de poésie » (l’expression est de Jacqueline) sur l’apparente banalité du réel, est une invitation au grand âge et une convocation à un splendide feu d’artifice. C’est une constante du Festival d’Avignon 2024 : les vieux sont les héros des scènes contemporaines. Ceux qu’a propulsés dans la Cour d’honneur du Palais des papes Angelica Liddell (Dämon,El funeral de Bergman) ne disaient pas un mot, mais leurs corps faisaient bloc, et l’artiste mettait sa rage et sa lucidité à s’insurger, en leur nom, contre le crépuscule physique et mental qui guette chacun de nous.

Tonalité légère

Avec Mohamed El Khatib, rien de tel. Le metteur en scène a beau être présent sur le plateau, il l’habite en Monsieur Loyal, distribue la parole, présente les protagonistes, les place dans l’espace. Un rôle de liant dans une dramaturgie qui privilégie les suspenses, aime les béances et cultive les fragilités, mais se révèle moins décousue qu’il n’y paraît. De quoi est-il question ? De sexe, de désir, de fantasmes, de masturbation, de baisers sur la bouche, d’homosexualité tardivement assumée, bref, d’une libido qui ne s’émousse pas malgré la chair flétrie et le parchemin des rides. Ces amateurs sont devenus des acteurs de théâtre, ils ont quitté leur Ehpad pour clamer face au public leur envie de faire l’amour : il faut du cran. C’est ce que l’on pense, et cette réflexion en dit long sur nos propres entraves. Eux, en face, malgré leurs cheveux rares, leurs muscles en déroute ou leurs gestes ralentis, n’ont rien à faire de nos inhibitions.

Mohamed El Khatib organise une confrontation habile entre la morale frileuse du spectateur et ces vieux sans tabous. Si la tonalité de sa représentation est légère (beaucoup de rires fusent des gradins), le propos, pour sa part, oscille entre la comédie et la tragédie. On ne voit pas arriver les bascules, l’artiste est un spécialiste des coqs à l’âne dramaturgiques et du trouble distillé entre fiction et réalité. C’est ainsi qu’on découvre la date putative de la mort de Michel Sardou (2025) ou qu’on passe du récit hilarant de Yasmine, encore sous le choc de sa découverte (Mme Millon et M. Gazou accouplés dans un lit), à l’histoire bouleversante d’Anne (filmée en vidéo), qui s’est suicidée parce qu’on lui interdisait de retrouver son amoureux, Jean-Claude.

Inquiétude des enfants, rigidité de l’Ehpad : les motifs de contention ne manquent pas. Le tact de ce spectacle est de ne pas les montrer d’un doigt accusateur, mais de les laisser affleurer, par-ci, par-là, au gré des vécus racontés. L’infantilisation des résidents n’en est que plus insupportable. Heureusement, il y a, pour prendre soin d’eux, Yasmine (« d’origine aide-soignante », dit-elle en souriant). Et puis il y a les vieux, leur insatiable désir de vivre, jusqu’au bout, ce qu’ils sont en droit de vivre. Leur présent est notre futur. Le message est passé. Ça commence et ça finit bien.

La Vie secrète des vieux, de Mohamed El Khatib. Avec (en alternance) Annie Boisdenghien, Micheline Boussaingault, Marie-Louise Carlier, Chille Deman, Martine Devries, Jean-Pierre Dupuy, Yasmine Hadj Ali, Salimata Kamaté, Jacqueline Juin, Jean Paul Sidolle, Gaby Suffrin. La Chartreuse, Villeneuve-lez-Avignon (Gard). Jusqu’au 19 juillet, à 18 heures. Festival-avignon.com

Joëlle Gayot (Avignon, envoyée spéciale)

Le Monde, publié le 08 juillet 2024 

https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/07/08/au-festival-d-avignon-mohamed-el-khatib-erotise-le-troisieme-age_6247914_3246.html

 

Au Festival d’Avignon, Mohamed El Khatib érotise le troisième âge

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Voir aussi l'article de Libération en juin, avant le festival d'Avignon, quand la pièce était jouée à Bruxelles : 

Festival d’Avignon : « la Vie secrète des vieux » de Mohamed El Khatib, une sexualité déridée

Fidèle à sa veine du théâtre documentaire, Mohamed El Khatib met cette fois en scène des personnes âgées qui font le bilan de leur vie amoureuse et évoquent sans tabous leurs désirs.

«J’ai dit à mon fils : tu préfères que je meure à l’Ehpad que sur scène ?»

Masturbation à la carotte et vases dans le rectum

La Vie secrète des vieux de Mohamed El Khatib, du 4-19 juillet à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon. Puis dans le cadre du Festival d’Automne au Théâtre de la ville – Les Abbesses du 12 au 26 septembre, à l’Espace 1789 de Saint-Ouen les 8 et 9 octobre, au Théâtre Cinéma de Choisy-le-Roi le 11 octobre et à Points communs – Théâtre 95 les 18 et 19 décembre.

par Laurent Goumarre, dans Libération, publié le 29 juin 2024 https://www.liberation.fr/culture/scenes/festival-davignon-la-vie-secrete-des-vieux-de-mohamed-el-khatib-une-sexualite-deridee-20240629_KJNIFF7DHZDBRAUSNIBDY4UWSE/

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