Dix ans de « J’y suis, j’y reste ! » : avons-nous appris à écouter les personnes âgées ?

Publié le par Or gris : seniors acteurs des territoires, dans une société pour tous les âges

Il y a dix ans avait lieu, dans le cadre des deuxièmes assises de l’habitat Leroy Merlin, la projection du premier volet documentaire de la recherche J’y suis, j’y reste !, réalisée en partenariat avec AG2R La Mondiale. Initié au sein du groupe « habitat et autonomie » de Leroy Merlin Source, réseau de recherche sur l’habitat de Leroy Merlin France, ce premier volet de recherche avait été conduit par Marie Delsalle, psychanalyste, qui constatait que nombre de personnes âgées et très âgées préfèrent rester dans un logement peu accessible plutôt que de déménager ou de rejoindre des proches. Quelles motivations fondaient ce désir de rester où l’on vit plutôt que de déménager dans un environnement plus confortable, plus « adapté » ?

Les réponses connues alors à cette question insistaient sur le lien affectif, surdéterminé par le vieillissement, au domicile historique et aux souvenirs de la vie passée. Chargé d’histoire personnelle et familiale le domicile était décrit par les chercheurs et les professionnels comme un sanctuaire que les personnes âgées et très âgées maintenaient à tout prix contre tout aménagement ou adaptation au détriment de leur sécurité. De manière assez roborative, ce premier volet de la recherche, tout en documentant ce lien important, a montré comment les personnes âgées et très âgées vivent leur logement non pas seulement au passé mais d’abord au présent. 

Quatre motivations

À travers la parole de vingt-sept témoins dont treize témoignent à l’écran, Marie Delsalle met au jour les quatre motivations existentielles qui fondent et animent le désir d’un lieu à soi lorsque l’on ne travaille plus et que le logement devient le premier et parfois le seul lieu investi par les personnes. 

La première de ces motivations est la liberté. La liberté, comme le dit un des témoins, « c’est quelque chose de très important » et il n’est pas prêt à y renoncer. Vivre chez soi, c’est être libre de faire ce que l’on veut. C’est aller et venir sans être surveillé ou contrôlé, sans être empêché ou limité par les craintes ou les normes d’un autre. La revendication de sa liberté permet aux personnes âgées et très âgées de mesurer avec précision leur autonomie personnelle et le respect de l’entourage de cette autonomie. 

Seconde motivation, le logement personnel apporte le bien-être psychique que procure le connu et le familier. En tant que point de vue sur le monde, il permet à la personne de s’exprimer et de se dire sans crainte. Le bien-être est un repos de l’esprit et une réassurance de soi dont chacun a besoin tout au long de sa vie. 

Troisième motivation, le confort patiemment construit au fil des décennies apporte des expériences sensorielles gratifiantes. Loin d’être limitées au fauteuil et au lit, ces expériences sensorielles sont celles de l’espace vécu, des couleurs du mobilier et des murs, des lumières, des vues, des habitudes de circulation, des odeurs et des parfums, etc., selon la sensibilité de chacun. 

Dernière motivation qui résonne avec celle de la liberté et du respect de sa dignité, la prise de risque. Prendre des risques, c'est continuer à vivre de manière ordinaire, à poursuivre des activités avec un corps plus fatigué, plus douloureux, des gestes moins habiles certes, mais dont la réalisation procure, là encore, un sentiment de réassurance et de confirmation de soi fondamental. 

Contrairement à de nombreuses idées reçues, ces prises de risques sont évaluées par les personnes et il faut écouter le sens qu’elles leur donnent avant de les juger incapables et se mettant en danger. D’autre part, ces prises de risques sont trop souvent liées à une faible, voire inexistence, prise en considération des manières d’habiter et des interactions corps-espaces quotidiennes de ces personnes.

Un habiter relationnel

À partir de ces quatre motivations explicitement formulées par les treize hommes et femmes rencontrés par Marie Delsalle, le premier documentaire de J’y suis, j’y reste ! montre que les personnes habitent partout dans leur logement. Loin de se limiter à une seule pièce, elles occupent de manière différenciée les espaces et les pièces de leur logement.

Certainement parce qu’ils fonctionnent comme un « palais de la mémoire » selon la formule de l’ancienne rhétorique, mais surtout parce que les plaisirs d’habiter restent vivaces et doués de sens tout au long de l’existence. Marcher dans son logement en regardant ce qu’il contient ou à l’extérieur, changer de lieu, avoir des activités différentes selon les moments de la journée et de la lumière, tout cela ne se perd pas lorsque l’on vieillit. Le documentaire montre aussi que les personnes n’ont pas toutes le même vécu de l’espace. 

Cette diversité est à prendre en compte quand on envisage son adaptation à des limitations ou à des déficiences. 

Enfin, ce vécu propre à chacun de l’espace en général et des espaces du chez-soi en particulier ne cesse d’évoluer au fil de l’équilibre à préserver entre les douleurs physiques et morales, grandes et petites, qui affectent les personnes et le maintien non seulement des habitudes, mais aussi de la préservation de l’accueil de la relation et de la nouveauté. En effet, ce rester chez soi construit sur ces quatre fortes motivations n’est possible que parce qu’un réseau plus ou moins dense, présent et actif de proches, d’amis et de professionnels continue de lui donner du sens. C’est ce qu’explore la recherche à travers un second documentaire qui donne la parole aux enfants des personnes âgées et aux intervenants du domicile.

Aménager ou adapter

Tout au long de notre vie, nous aménageons notre logement pour qu’il soit le plus conforme à qui nous sommes, aux valeurs que nous portons et souhaitons transmettre et à nos goûts. Même limité par de faibles ressources économiques et matérielles, un individu aménage l’espace dont il dispose pour le faire sien. L’adaptation, elle, est une prescription extérieure qui fait suite à une maladie, un choc, un traumatisme. En France, le terme adaptation est indissolublement lié au monde du handicap (on le voit au choix français de produire des logements adaptés de manière normative plutôt que des logements adaptables susceptibles d’être aussi aménagés) et donc à la stigmatisation.

Si dans le premier documentaire de recherche une personne a fait le double effort de déménager dans un logement accessible et de créer une salle de bains adaptée, cette personne représente pour nombre de Français un exemple inaccessible. En ne s’inscrivant pas dans les aménagements courants susceptibles d’améliorer le confort de tous les âges, les propositions d’adaptations restent enfermées dans le champ sanitaire qui fait de la vieillesse une déficience. 

Le troisième volet documentaire de la recherche met en exergue la difficulté à l’anticipation et ses limites. Un couple témoigne d’aménagements et d’adaptations dans le logement qu’ils se sont choisis à la retraite. Malgré le lourd handicap de l’épouse et l’aggravation de sa dépendance, le couple n’envisage pas de faire plus encore. La défiguration du logement et donc de soi serait trop grande. Ils ont choisi ensemble le suicide assisté lorsque l’époux ne pourra plus assumer la prise en charge de son épouse. Cette décision n’est pas un cas isolé. Elle témoigne de l’enjeu puissant de la liberté de choix, du respect de sa dignité et du refus radical de la stigmatisation des personnes qui vieillissent aujourd’hui en France.

Toute projection de l’un des trois documentaires de J’y suis, j’y reste, plus de 250 projections officielles au cours de ces dix dernières années, à une assistance composée de retraités de tous âges, fait souvent surgir cette remarque : « plutôt que la douche à l’italienne, j’ai choisi le droit à mourir dans la dignité ». 

Nul doute que de nombreux facteurs entrent en ligne de compte dans ces décisions individuelles ou de couple. Il n’en reste pas moins que ces dernières reflètent l’échec des discours sur l’adaptation des logements au vieillissement. Pourquoi ? Car à trop se centrer sur la sécurité plutôt que la protection, la salle de bains et les toilettes, à enfermer le vieillissement dans la déficience et un traitement purement médical, ces discours négligent les questions existentielles de toute vie mais qui prennent une actualité brûlante passée 80 puis 90 ans. Le logement, ses aménagements et éventuelles adaptations, en sont le cadre privilégié.

Comme le soulignent souvent les professionnels dont les préconisations sur l’ensemble du logement et la compensation des activités essentielles pour la personne ne sont généralement pas financées ou mal, l’enjeu de l’adaptation, au moment où elle succède aux aménagements librement choisis, est de prendre le tout de la vie de la personne. Ce tout de la vie intègre les activités quotidiennes telles que listées par les professionnels du champ médico-social mais aussi les activités favorites et les supports nécessaires aux relations choisies ou acceptées pour être aidé. Et même si le mot est lui aussi piégé pour partie, ne vaudrait pas mieux parler désormais d’une mise en accessibilité des manières d’habiter de la personne plutôt que du logement ?

Redonner du sens

Soyons clairs. Il ne s’agit pas de rejeter l’adaptation des logements au vieillissement mais de lui redonner un sens individuel ET collectif. Le champ du handicap nous a appris que la compensation est au service de la vie et des relations interpersonnelles de la personne en situation de handicap, quelles que soient ses capacités physiques, psychiques ou cognitives. Cette compensation ajustée soutient et permet autant les activités liées à un projet de vie que les besoins fondamentaux et l’aide apportée. 

Aussi, l’adaptation du logement dans le grand vieillissement doit faire le pari de la vie à venir. En rejetant les adaptations de leur logement au motif qu’il leur reste peu à vivre, de nombreuses personnes nous disent en fait qu'elles n’ont pas l’impression d’en valoir le coup/coût. Alors que souvent une adaptation bien intégrée leur permettrait de préserver les quatre motivations à rester chez soi qui sont aussi quatre motivations pour rester en vie.

Cent ans

L’un des témoins de la recherche vient de fêter ses 99 ans et entrer dans sa centième année. Depuis 2012, cette femme est un interlocuteur des chercheurs de Leroy Merlin Source. Il s’est noué avec elle des relations d’amitié et d’apprentissage réciproque. Lors du confinement de mars à mai 2020, elle nous a enseigné que plutôt que de se « battre et d’entrer en guerre » contre le virus, il allait falloir « s’adapter et résister ». 

« S’adapter » à un quotidien bouleversé, à l’absence de visites, de sorties, à la privation de liberté dont les plus âgés ont été les premières victimes. Mais aussi « résister », c’est-à-dire de développer des stratégies au fil de l’eau de l’inconnu et de l’incertitude ; inventer des aménagements pour continuer à vivre aussi pleinement que possible. Durant cette période, privée de sorties, elle s’est astreinte à monter et descendre plusieurs fois par jour son escalier et à courir « à petit pas » dans son logement pour garder une forme physique minimale. Cette prise de risque était vitale pour le maintien de son bien-être physique et psychique. Elle a aussi pris le relais de sa femme de ménage qui ne pouvait plus venir et a redécouvert des aspects de logement en faisant le ménage. Elle a pu compter sur un réseau d’amis et de voisins pour bénéficier de repas et a fait de nouvelles expériences sensorielles, découvrant notamment dans sa fenêtre un outil et un espace de communication. Ces enseignements précieux, issus de la situation inédite de 2020, sont présents dans les trois volets de J’y suis, j’y reste !.

Plus de dix ans après son lancement, la recherche J’y suis, j’y reste ! est toujours d’actualité. Sa diffusion se poursuit, notamment celle du premier volet, ce qui signifie que nous n’avons pas encore dépassé ce premier stade de l’écoute des motivations au fait de vivre chez soi dans cette période de la vie. Ses enseignements sont encore à prendre en compte pour ne plus infantiliser ni les personnes âgées et très âgées, ni leurs proches. 

L’inquiétude, l’angoisse, la charge et le souci sont des réalités pour les personnes, les proches et les professionnels. Mais ils ne doivent pas nous faire basculer dans le tout sécuritaire et réduire le logement à un lit médicalisé, une salle de bains et à des WC adaptés. La confiance des témoins et leur engagement auprès de Marie Delsalle avait un but : donner à entendre des voix qui ne sont guère entendues, directement, afin que chaque spectateur, quels que soient son âge et son activité, se forge une opinion. Et reconnaisse, avant tout, en chacune d’entre elles, un interlocuteur valable et précieux car adulte et unique.

Pascal Dreyer, coordinateur scientifique, Leroy Merlin Source

https://www.agevillagepro.com/actualites/dix-ans-de-jy-suis-jy-reste-avons-nous-appris-à-écouter-les-personnes-âgées

Dix ans de « J’y suis, j’y reste ! » : avons-nous appris à écouter les personnes âgées ?

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