Des lycéens se font passeurs de mémoire en maison de retraite
Accompagnés par le projet « Chaque histoire compte vraiment » d’Anne-Dauphine Julliand, des jeunes du Mans écrivent dans un livre le récit de vie d’un résident qu’ils rencontrent tout au long de l’année. Ce projet répond à l’angoisse des jeunes et à l’isolement des personnes âgées.
« Faites comme si de rien n’était ! », lance la photographe. Après quelques sourires intimidés en direction de l’appareil, Antoine et monsieur T. échangent un regard complice. Le premier a pris place sur un canapé marron dans la salle à manger de la maison de retraite, tandis que le second est sur son fauteuil roulant. Oubliant l’objectif, le lycéen au sweat à capuche vert et le vieux monsieur au pull jacquard se mettent à bavarder, reprenant avec une joie contagieuse le fil d’une conversation entreprise depuis plusieurs mois, au moyen d’entretiens réguliers.
Cette étonnante prise de vues marque une étape importante pour les six jeunes du lycée Saint-Charles-Sainte-Croix du Mans (Sarthe) et leurs compagnons plus âgés, pensionnaires de la résidence Monthéard, à 10 min à pied de leur établissement scolaire. Car la photo prise aujourd’hui figurera au dos du livre de vie que chacun est en train d’écrire au sujet de la personne âgée qu’il rencontre régulièrement. Un bel objet relié de 80 pages, qui leur sera remis lors d’une cérémonie en présence de leurs familles, à la fin de l’année.
« Donner de l’espérance »
Chaque semaine ou presque, ils rendent ainsi visite à une personne et la questionnent sur sa vie, prenant des notes ou enregistrant l’échange. Au Mans, c’est Anne-Élisabeth Langé qui a embarqué ces volontaires dans le projet intitulé « Chaque histoire compte vraiment », lancé il y a deux ans par l’écrivaine et réalisatrice Anne-Dauphine Julliand : « En la découvrant sur les réseaux sociaux, j’ai tout de suite eu envie de faire aux élèves cette proposition enthousiasmante, raconte cette adjointe en pastorale du lycée. Beaucoup de jeunes ne vont pas très bien, ils sont inquiets face à l’avenir. La rencontre avec des personnes âgées, qui ont elles-mêmes surmonté des situations difficiles, ne peut que leur donner de l’espérance. »
L’invitation a donc été faite dans les deux établissements, et les volontaires se sont lancés dans l’aventure : « Je ne voudrais pas que mes petits et arrière-petits-enfants croient que j’ai toujours été comme ça », avance monsieur T., 93 ans, qui ne peut plus quitter son fauteuil et se plaint de ses oreilles, qui font « de la chaise longue ». « Ce projet leur permettra de connaître leur grand-père avant l’AVC : j’ai l’air d’un père tranquille, comme ça, mais j’ai eu l’occasion de faire des choses qu’ils ne feront jamais ! »
À l’idée que la famille de monsieur T. lira ce précieux témoignage, Antoine frémit : « Ça me stresse », confesse le jeune homme en première, qui a commencé à écrire son livre avec effort. Mais il est heureux de l’expérience : « Depuis quelques semaines, je sens bien qu’un lien s’est créé. »
Des bienfaits réciproques
Écouter le vieil homme lui raconter ses séjours en Afrique l’a amusé, et le voir rêver d’apprendre l’anglais pour communiquer avec la partie anglophone de sa famille l’impressionne. Et le projet a fait tomber certaines barrières : « Je suis plus à l’aise avec les maisons de retraite,confie-t-il. Avant, j’avais beaucoup de mal, ayant perdu un membre de ma famille en Ehpad pendant le Covid… » Dans la pièce, les résidents goûtent la présence des jeunes : « On parle de tout avec Julie, dit une dame aux lunettes violettes, elle est tellement gentille. Je la prends un peu comme ma petite-fille… »
Autour d’elle, trois résidentes approuvent. Comme madame G. : « On rigole bien, avec Lana ! Remarquez, ça m’a fait du bien de repenser à ma vie. Il y a des choses que je lui ai dites, et d’autres, trop douloureuses, que je n’ai pas voulu lui dire. » « Ces jeunes nous sortent de notre milieu, cela nous fait beaucoup de bien », témoigne encore sa voisine, qui ne lâche pas la main d’Amaya.
Élise Genetay accompagne le projet en tant que responsable de l’animation à la résidence Monthéard. S’il lui a fallu convaincre les résidents que leur vie méritait d’être racontée, et malgré des « coups de mou » au cours de l’année, elle est touchée par les relations qui se sont nouées : « Quand je les vois ensemble, je me dis que le pari est gagné. » De fait, il a fallu surmonter l’abandon de certains résidents, les soucis de mémoire ou les réticences à se livrer de certains autres, ou encore les problèmes de santé de l’une des lycéennes, qui a dû s’éclipser du projet pour une durée indéterminée, à la déception de la personne âgée qu’elle visitait…
Récit à la première personne
Pour Élise Genetay, si ce projet tient la route malgré tout, c’est que les jeunes sont encadrés par le lycée et par l’association. En témoigne aujourd’hui la présence de Florence Coutansais, salariée de l’association Ce qui compte vraiment. Avant leur arrivée à la résidence Monthéard, comme toutes les trois semaines, elle a fait le point autour d’un sandwich avec les jeunes sur les visites et l’avancée de leurs livres. Le calendrier fixé par l’association est très précis : « Ils nous rendent d’abord une première page, puis 3000 mots, puis 6000, etc. À chaque étape ou en cas de difficulté, nous sommes là pour les aider. C’est vrai que c’est un investissement assez important, mais je suis admirative de leur engagement et de leurs efforts. »
« Ce projet se veut une réponse à la fois à l’angoisse des jeunes et à l’isolement des personnes âgées, explique Anne-Dauphine Julliand. Celles d’aujourd’hui ont connu la guerre enfants. Elles témoignent de ce que l’humanité a déjà vécu et de ce qu’elle est capable de surmonter. » Dans ce travail de recueil de mémoire, la fondatrice a pensé les choses dans le détail : « Ils écrivent le récit à la première personne, ce qui leur permet de plonger dans une époque et les libère de l'analyser ou d'un regard critique sur ce qu’ils écrivent. »
L’aventure a donné lieu à beaucoup de belles histoires, comme celle d’Anaïs et d’Huguette, raconte-t-elle : « Le début avait été dur. Huguette avait eu une vie rude et était assez dépressive. Mais Anaïs a persévéré et écrit son livre du mieux possible, qu’elle lui a remis en juin 2022. En octobre suivant, elle a reçu un coup de fil d’Huguette : elle arrivait à la fin de sa vie, et voulait la remercier de l’avoir transformée au cours de ces derniers mois. Elle n’aurait jamais cru que son existence valait la peine d’être racontée. Et pourtant, Anaïs avait intitulé son livre : la Force de me battre. Elle avait trouvé une ouverture sur la beauté de son existence. Quand nous sommes allées à son enterrement avec Anaïs, la directrice de la maison de retraite nous a appris qu’Huguette dormait avec son livre. »
L’association accompagnait 17 binômes en 2022, surtout en Île-de-France, et 100 en 2023. En 2024, 250 histoires de vie devraient être publiées dans toute la France.
Par Sophie Le Pivain ; Publié le 24/04/2023 dans La Vie