Halte à la phobie démographique !

Publié le par Or gris : seniors acteurs des territoires, dans une société pour tous les âges

Le sociologue Bernard Ennuyer mène une réflexion sur l'histoire et la place des personnes âgées dans notre société, où l'espérance de vie suscite de l'angoisse au lieu d'être un motif de fierté. Et si le péril vieux n'était qu'un fantasme ?
La vieillesse est un mal, une infirmité, un âge triste qui prépare à la mort. Cette idée sévit, en France, depuis le XVI siècle. L'accroissement, à partir du XVIII' siècle, du nombre de personnes de 60 ans et plus, les vieillards de l'époque, constitue un élément clé pour comprendre comment sont arrivées jusqu'à nous ces représentations négatives.

Dès la veille de la Révolution, les personnes âgées de 60 ans et plus représentent 7,5 % de la population française, avec environ un siècle d'avance sur nos voisins allemands et anglais, explique l'historien Patrice Bourdelais (Age de la vieillesse. Histoire du vieillissement de la population, Odile Jacob, 1997). Pour autant, comme le souligne Élise Feller, une autre historienne, paradoxalement, au lieu de faire « de l'espérance de vie un motif de fierté, la France en a fait un motif d'angoisse » (Histoire de la vieillesse en France 1900-1960, Seli Arslan, 2005). L'introduction, en 1928, par le démographe Alfred Sauvy, de la notion de « vieillissement populationnel », qui explicite la crainte du poids démographique croissant des personnes âgées dans une société aux prises, à l'époque, avec le phénomène de dénatalité, va marquer durablement le contexte idéologique de la vieillesse. Connotée comme « problème démographique », la vieillesse va être aussi étiquetée, au début du XX siècle, comme « problème social »au travers de la première figure institutionnalisée du « vieillard indigent », avec la mise en œuvre de la loi sur l'assistance obligatoire aux vieillards sans ressources, en 1905.

UN MAL FRANÇAIS  

En 1962, la politique vieillesse se met en place, avec comme référentiel une vieillesse « problème»: «Le vieillissement de la population entraine des conséquences dans tous les domaines de la vie nationale. Progressivement, mais de manière inéluctable, il grève les conditions d'existence de la collectivité française, » lit-on dans le rapport Laroque (soit la commission d'étude des problèmes de la vieillesse du Haut Comité consultatif de la population et de la famille, ndir). Plus près de nous, en 2014, on retrouve, dans le premier exposé (du 13 février) des motifs du projet de loi relatif à l'adaptation de la société au vieillisse ment, toujours cette phobie : « Défi démographique révolution de l'âge, rôle et place des 15, 16, demain 17 millions d'âgés, "être au grand âge" si nombreux si vulnérables et peut-être si seuls dans un monde où le lien entre les générations se serait fracturé?»
Même tonalité dans le rapport Libault, de mars 2019, préparatoire à la loi « Autonomie et grand Age: »« La France vieillit, mais le défi de l'avancée en âge est encore devant nous. »

Or, les chiffres nous montrent que, depuis les années 1980, la France a absorbé sans difficultés cette croissance des plus âgés : à titre d'exemple, prenons les chiffres des personnes de 85 ans et plus qui, depuis les années 1980, sont particulièrement la cible de cette phobie démographique: entre 1955 et 2000, cette population a été multipliée par 5,5 alors que dans la prévision pour la période 2000- 2050, cette multiplication ne devrait être que de 3,3 (soit un total de 4,2 millions en 2022). La fameuse transition démographique et le défi démographique, << éléments de langage » de tous les colloques actuels, sont donc largement derrière nous.

EN FINIR AVEC LA STIGMATISATION
Actuellement, il y a en France 18 millions de per- sonnes de 60 ans et plus (Insee première nº 1889, janvier 2022) appelées à tort les « personnes âgées ». En effet, en 1962, dans le rapport Laroque, on est personne âgée à 65 ans. Or, depuis, l'espérance de vie a augmenté de 12 ans pour les hommes et les femmes. Il aurait été logique de décaler l'entrée de la vieillesse d'autant, c'est-à-dire autour de 75 ans (je suis moi-même âgé de 77 ans et donc relativement concerné par la question...). Les personnes de 75 ans représentent aujourd'hui 10 % de la population française, alors que les 65 ans et plus étaient 11,6 % en 1960. Il est donc faux de dire que la France a vieilli !
Sur ces 18 millions de personnes de 60 ans et plus, seulement 8 % ont des difficultés de vie quotidienne importantes, d'après la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA), soit 1,3 million de personnes, dont 600000 sont en Ehpad, soit seule- ment 4 % de la population des 60 ans et plus et 20% seulement des personnes de 85 ans et plus.
Au vu de ces chiffres modérés, en contradiction complète avec la phobie démographique dénoncée plus haut, mettons donc en place sans tarder la « branche autonomie » promise par la loi du 7 août 2020. Celle-ci prévoit (article 5) que « la prise en charge contre le risque de perte d'autonomie et la nécessité d'un soutien à l'autonomie sont assurées à chacun, indépendamment de son âge et de son état de santé ». Cela mettrait fin à la stigmatisation de la minorité des plus âgés ayant besoin d'aide dans leur vie quotidienne, et donc de solidarité, au même titre que tous les autres citoyens qui rencontrent des fragilités à n'importe quel âge de la vie.

BERNARD ENNUYER, Sociologue rattaché au Centre de recherche des Cordeliers (université Paris-Cité) il a dirigé un service de soins à domicile pendant 30 ans.

Publié dans La Vie Hors-Série septembre 2022 : l'aventure de vieillir, Marie de Hennezel

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