L’Angleterre minée par « la marchandisation de la prise en charge » des personnes âgées dépendantes
Secoué par une importante crise politique et sociale, le pays ne sait plus comment faire face aux graves manquements dans la prise en charge des personnes âgées et dépendantes. (Dans la série de Libération « Le malaise anglais »).
Son oncle, Michael Pearce, était en maison de retraite près de Bristol depuis seulement quelques mois quand Ian Moss a commencé à éprouver, en 2013, un certain malaise. « Je le retrouvais non rasé, portant un tee-shirt sale. Et quand j’en parlais au personnel, ils me répondaient, sur un ton agacé, qu’ils faisaient de leur mieux, comme si ça les excusait. » Un jour, en arrivant dans la chambre, l’odeur d’urine l’a pris à la gorge : le cathéter du vieil homme avait débordé. Quand M. Moss s’en est alarmé, l’aide-soignante a commencé par lui répondre qu’il s’agissait d’une tache de thé, avant d’admettre l’évidence. Après de multiples plaintes, notamment auprès du régulateur des maisons de retraite, M. Moss a fini en 2017 par déplacer son oncle dans une autre résidence.
Après une année où tout s’est bien passé, sous le contrôle d’une excellente directrice, la situation s’est de nouveau dégradée. M. Pearce était constamment déshydraté et souvent pris de vomissements. Craignant des mauvais traitements, son neveu a installé une caméra cachée dans la chambre. Les vidéos montrent des aides-soignantes un peu brutales avec ce vieil homme atteint de démence sénile, exaspérées par ses plaintes, s’agaçant des traces d’excréments relevées sur son visage ou se moquant du fait qu’il n’ait jamais été marié…
M. Moss a de nouveau sollicité le régulateur, son député et même la police. Seule cette dernière a vraiment pris le temps d’enquêter. Conclusion : même si « la qualité des soins semble avoir été bien en dessous du niveau attendu », les mauvais traitements étaient trop limités pour tomber sous le coup de la loi. M. Moss a transféré son oncle dans deux autres maisons, jusqu’à son décès, début 2021. De cette pénible histoire, il tire un constat alarmant : la prise en charge du grand âge au Royaume-Uni est en crise sévère. « Les aides-soignantes ne sont pas assez formées, il n’y en a pas assez, leurs salaires sont trop faibles… Et les maisons de retraite mettent tout en place pour gagner un maximum d’argent. »
Eileen Chubb entend de tels témoignages de façon quasi quotidienne. En 2003, cette ancienne aide-soignante a créé Compassion in Care, une association destinée à recevoir les plaintes des familles ou du personnel soignant. En près de deux décennies, elle a collecté les appels de 9 000 familles et de 10 000 employés, et recensé bien des cas dramatiques : des patients négligés, peu ou pas nourris, des couches qui tardent à être changées… Ou encore le calvaire d’une personne âgée dont la blessure s’est infectée au point que des vers s’y sont développés. « C’est incroyable, s’indigne Mme Chubb. Notre société est avancée, et pourtant nous sommes incapables de nous occuper des gens vulnérables. »
Le système craque de partout
Tout le monde, dans le pays, reconnaît que la prise en charge des personnes dépendantes est en crise. Que ce soit le gouvernement, les autorités locales, les associations ou les familles des patients, tous emploient ce terme. Le problème vient notamment d’une pénurie aiguë de main-d’œuvre : actuellement, 11 % des postes d’aide-soignant ou d’aide à domicile sont vacants. La conséquence, plus encore que les mauvais soins, est l’absence de soins : selon l’association Age UK, 1,5 million de personnes de plus de 65 ans qui auraient besoin d’aide n’en reçoivent pas. Le nombre atteint 2,6 millions si l’on inclut les plus de 50 ans, soit 12 % de cette classe d’âge. Près des trois quarts d’entre eux ont pourtant des difficultés à s’habiller, la moitié à prendre une douche ou un bain.
En ce début novembre, la grande réunion annuelle de l’Association des directeurs des services sociaux pour adultes (Adass) bat son plein au Palais des congrès de Manchester. Les participants, salariés des mairies, sont en première ligne de cette crise : au jour le jour, c’est à eux de dénicher des places en Ehpad, d’envoyer des aides à domicile et de financer ceux qui n’ont pas les moyens de payer, la prise en charge ne concernant que ceux dont les économies sont inférieures à 23 250 livres sterling (27 000 euros). Les collectivités locales ne dispensent pas elles-mêmes ces aides – « missions » sous-traitées pour la plupart à des sociétés privées –, mais elles tiennent le budget et coordonnent les actions.
Or, de l’aveu même de la directrice de l’Adass, Cathie Williams, le système craque de partout. « Nous n’arrivons pas à fournir tous les soins nécessaires, admet-elle. L’hiver dernier, particulièrement pendant la vague Omicron, nous faisions souvent face à des choix de vie ou de mort : laisser une personne au lit toute la journée, faute de personnel, pour pouvoir en aider une autre ailleurs, par exemple. Evidemment, cela signifie que la santé de certains se détériore, qu’ils sont envoyés à l’hôpital, ce qui coûte plus cher et engorge encore plus les établissements de soins. » En juillet,13 000 patients attendaient chaque jour de trouver une place ailleurs pour pouvoir quitter leur lit d’hôpital.
En quarante ans de carrière, Mme Williams n’a jamais connu pareil tableau. Selon elle, le déclin a débuté il y a une quinzaine d’années, avec un tournant au moment de la période d’austérité (2010-2016). Avec la pandémie de Covid-19, la situation est devenue catastrophique : 35 000 personnes sont mortes, alors, dans les maisons de retraite britanniques, les aides-soignants se sont sentis plus que jamais livrés à eux-mêmes quand les visites ont été interdites.
Lueurs d’espoir
Au cœur de cette crise, se trouve la question financière. De 2011 à 2019, le budget national de la prise en charge des personnes dépendantes a baissé, année après année, alors que la population concernée augmentait. Certes, la pandémie a permis le déblocage d’une enveloppe d’urgence, qui a ramené le budget au niveau de 2010, soit environ 26 milliards de livres, et le gouvernement a annoncé le 17 novembre une rallonge de 1 milliard de livres pour 2023. Mais, pour l’essentiel, c’est trop tard, le personnel ayant déserté le secteur en masse. « La plupart des aides à domicile peuvent gagner davantage en allant travailler dans un supermarché », résume Simon Bottery, du King’s Fund, un groupe de réflexion.
Dans ce tableau sombre, quelques lueurs d’espoir apparaissent. L’une d’elles vient de Leeds, une ville du Nord. Il est 10 h 30 quand Toni Kirlew, une jeune aide à domicile, vient réveiller Stuart Collumb, un ancien militaire de 61 ans, dans son petit pavillon d’une banlieue populaire. Avec sa collègue, elle l’encourage à ouvrir un œil. A force de discussion, il leur faut quinze minutes pour réussir à le mettre assis sur son lit. Le sexagénaire a subi un sévère accident cardio-vasculaire il y a quelques années : son côté droit est presque paralysé, son élocution très difficile. Même s’il reste fier de ses états de service en Irlande du Nord, aux Malouines et en Allemagne, il est très largement dépendant. Il faut le laver, faire ses repas, lui donner ses médicaments, s’assurer qu’il lui reste de quoi manger dans le réfrigérateur… Durée du passage : quarante-cinq minutes et deux personnes, donc davantage que pour les visites standards (trente minutes), généralement effectuées par une seule personne.
Toni Kirlew en est à la troisième de ses sept visites de la journée, le tout pour un salaire horaire de 10,75 livres. Cette femme de 27 ans a beau être passionnée par son métier et aimer s’occuper des personnes âgées, elle s’étonne de cette société où les salaires semblent inversement proportionnels à l’importance du travail fourni. « Mon voisin, employé chez Aldi, gagne 2 livres de l’heure de plus que moi. Parfois, avec le coût de la vie qui augmente, je me demande si je ne ferais pas mieux de prendre un job dans un supermarché. »
Ses conditions de travail sont pourtant relativement bonnes pour le secteur. Contrairement à la vaste majorité des aides à domicile, elle est rémunérée pour l’intégralité de ses journées, plutôt que par visite. Plus besoin de courir d’un patient à l’autre ou de surveiller sa montre pour filer après la demi-heure impartie. Son entreprise, Be Caring, lui assure également un salaire légèrement au-dessus de la moyenne : son précédent employeur lui versait 9,90 livres de l’heure. Ses frais d’essence sont aussi pris en charge.
« Morcellement » du contrôle des soins
Cette organisation un peu plus favorable aux employés, destinée à les retenir, est notamment le résultat d’un coup de gueule de Sharon Lowrie, la directrice de Be Caring. Il faut dire que sa société diffère des autres : c’est une coopérative possédée par les employés, qui ne cherche pas à faire des profits à tout prix, et emploie 700 aides à domicile. Un jour, son énergique patronne a fini par dire ses quatre vérités à la mairie de Leeds, qui lui versait 17,40 livres de l’heure pour ses services. Entre le salaire des aides à domicile, les cotisations sociales, les congés payés, le coût de fonctionnement de l’entreprise, de tels tarifs étaient impossibles à tenir. « Cela nous laisse le choix entre ne pas payer le temps des déplacements des aides à domicile entre les patients, ce qui serait illégal, ou réduire au maximum la durée des visites, ce qui ferait baisser la qualité des soins », explique Mme Lowrie.
Après quelques tensions, Cath Roff, directrice des services sociaux pour adultes à la mairie de Leeds, a reconnu le réalisme de ce discours. Et surtout, elle a trouvé une solution : convaincre le National Health Service de compléter son budget en y ajoutant 1,7 million de livres. « Cela nous a permis d’augmenter les salaires des aides à domicile autour de 10,50 livres de l’heure [Be Caring réussit à payer légèrement mieux], ce qui limite les départs mais aussi aide à recruter de nouveaux salariés. » Résultat : la liste des personnes en attente d’une évaluation pour savoir si elles ont droit à une prise en charge par la mairie est passée de 212 à 45. Cette avancée n’en reste pas moins fragile. « Je ne sais pas si je pourrai obtenir le même financement l’an prochain », admet Mme Roff. Pour l’instant, la coopérative Be Caringn’a pas trouvé pareil accord financier avec les autres villes du Nord (Manchester, Liverpool, Newcastle) dont elle est partenaire.
La situation n’a pourtant pas toujours été aussi catastrophique au Royaume-Uni. Mme Roff peut en témoigner, elle qui a débuté dans ce secteur en 1989. « A l’époque, les mairies réalisaient la plupart des soins elles-mêmes. Les salariés étaient mieux payés, mieux formés, le système était plus flexible. » Depuis, « la marchandisation de la prise en charge », selon ses mots, signifie que les communes se sont mises à tout sous-traiter auprès d’une myriade de sociétés privées, souvent très petites. « Ce morcellement rend très difficile le contrôle de la qualité des soins », reconnaît Cath Roff. Ne faut-il pas tout reprendre directement sous son contrôle, comme autrefois ? « La municipalité de Leeds adorerait, mais nous avons fait le calcul : ça coûterait entre 17 et 35 millions de livres supplémentaires. »
Dans ces conditions, le système est condamné à demeurer sous tension. A quel point ? Dans les bureaux de Be Caring, installés dans une zone industrielle de Leeds, nous posons une question délicate à Sharon Lowrie, sa directrice, et à Toni Kirlew, la jeune employée : seraient-elles prêtes à laisser un de leurs proches être pris en charge ? Silence, malaise. Puis une réponse, courageuse, de la seconde : « En tant qu’aide à domicile, je peux dire que le système actuel est insuffisant. »
Eric Albert (Manchester, Leeds, envoyé spécial) ; Publié dans Le Monde du 24 novembre 2022