« Une société qui a peur de la mort est mortifère », un entretien de Pierre Madelin par Reporterre
Dans son dernier livre, Pierre Madelin lie le désastre écologique au refus de la mort et à la dévalorisation de la Terre. Et fait le vœu d’une écologie qui comprenne le tragique de notre finitude.
Existe-t-il un lien entre le béton que nous déversons sans remord sur le monde et celui dont nous faisons nos caveaux ? Entre notre peur de mourir et notre « dévoration » de la biosphère ? Dans son dernier essai, La Terre, les corps, la mort, publié aux éditions Dehors, Pierre Madelin décortique le rapport des Occidentaux à leur finitude. L’auteur et traducteur y décrit dans une langue ciselée comment notre refus de la mort nous a conduit à percevoir la Terre non comme un « foyer » dont nous devons prendre soin, mais comme un « exil » négligeable : Entretien.
Reporterre — Dans votre ouvrage, vous établissez un lien entre le rapport de l’Occident à la mort, fait d’un mélange de crainte et de déni, et sa propension à détruire la nature. Pourquoi ?
Pierre Madelin — Un de mes très bons amis est mort il y a quelques années. Au même moment, je lisais et traduisais la philosophe australienne Val Plumwood, qui a beaucoup abordé la question de la mort dans ses derniers textes. C’est à ce moment que j’ai commencé à m’intéresser à la mort, et à la manière dont je pouvais la rattacher à l’écologie, qui est au cœur de mes réflexions depuis longtemps.
En parallèle, en m’intéressant au transhumanisme, j’ai observé qu’il y avait, chez certains milliardaires, à la fois une ambition d’abolir la mort, et en même temps d’aller coloniser Mars. Je me suis dit que ces deux rêves n’étaient pas séparés. Il ne s’agit pas de deux folies cheminant côte à côte sans être articulées. Ces deux dénis, de la mort et de la Terre, ont une origine commune. C’était mon intuition de départ.
Nous avons une phobie de la mort, qui est complètement effacée de l’espace public. Et dans le même temps, nous faisons advenir la mort à grande échelle, via la perte de la biodiversité.
À partir de là, je me suis heurté à une première difficulté conceptuelle. Le déni de la mort est universel. Pourtant, toutes les sociétés ne sont pas engagées dans une dévalorisation de la Terre. J’ai repéré un moment charnière, dans l’histoire des sociétés humaines, où le déni de la mort s’est articulé à un déni de la condition terrestre : l’âge axial (de 800 à 200 avant Jésus-Christ). C’est à ce moment-là que l’on observe pour la première fois, dans l’histoire occidentale spécifiquement, une articulation entre déni de la mort et déni de la condition terrestre, dans toute une série de religions et de philosophies.
À quels courants de pensée faites-vous référence ?
Que ce soit chez Platon, dans le christianisme, ou dans les courants gnostiques, la hantise de la mort conduit, clairement, à la dévalorisation de notre séjour terrestre, marqué du sceau de l’éphémère, du vieillissement, de la mort, du pourrissement des chairs.
« Mon royaume n’est pas de ce monde / Mon royaume n’est pas d’ici-bas », lit-on par exemple dans l’Évangile. « Nous sommes une plante du ciel et non de la Terre », écrit Platon. On retrouve toujours cette idée que nous, êtres humains, sommes les autochtones d’un autre monde. Que la Terre, en tant qu’elle est le lieu où nous sommes venus pour mourir, est un lieu d’exil. Que notre véritable patrie, l’endroit où nous sommes vraiment appelés, en tant qu’êtres humains, à nous réaliser, est un ailleurs, un au-delà où nous ne mourrons pas. Soit parce que nous y connaîtrons une forme de résurrection, comme dans le christianisme, soit parce qu’un élément de notre personne, considéré comme le plus authentique et le plus essentiel, est « branché » sur cet au-delà.
Comment ces représentations de la mort ont-elles influé sur notre manière d’interagir avec la Terre ?
Elles nous ont amenés à dévaloriser la Terre. Dans un premier temps, les stratégies d’évitement de la mort se sont situées à un niveau purement religieux et métaphysique, sans engager nécessairement d’actions pratiques de transformation de notre environnement.
C’est à partir de la modernité que cette envie d’échapper à la mort s’est sécularisée, et a pris la forme de stratégies techniques et scientifiques. On le voit notamment chez ces deux grands fondateurs de la modernité philosophique que sont René Descartes et Francis Bacon. On retrouve chez ce dernier l’idée que le progrès des sciences et des techniques doit nous permettre de nous rendre immortels, comme nous l’étions avant notre péché originel.
Il est le premier à avoir dit qu’il fallait arrêter de mettre en place des stratégies philosophico-religieuses incertaines, et parier sur une hypothétique renaissance dans l’au-delà. Il fallait selon lui mobiliser des ressources matérielles, techniques et scientifiques pour que la Terre soit transfigurée et acquière les attributs qui étaient auparavant ceux du ciel. Cela a induit un rapport nouveau à la nature. Derrière la volonté de se rendre « comme maître et possesseur de la nature », pour reprendre la fameuse formule de Descartes, il y a une volonté de se rendre comme maître et possesseur de la mort.
Ce double déni de la mort et de la Terre reste-t-il d’actualité ?
Oui, complètement. On le voit notamment avec le transhumanisme. Il s’inscrit non seulement dans notre réalité capitaliste et néolibérale, mais également dans cette très longue histoire de dévalorisation des corps et de la Terre. Il se revendique comme une idéologie matérialiste et athée, mais, malgré tout, cette aspiration à échapper à la mort par des moyens technoscientifiques divers et variés persiste.
On distingue deux grands courants dans le transhumanisme. Le premier, le courant transeugéniste, espère parvenir à ressusciter les corps et à les faire vivre éternellement grâce à la cryogénisation et aux moyens de l’ingénierie génétique. J’y identifie un héritage du christianisme, qui aspire à la résurrection de l’être humain dans son corps.
Chez Platon, dans le christianisme, ou dans les courants gnostiques, la hantise de la mort conduit à la dévalorisation de notre séjour terrestre.
Et puis, il y a le courant neuro-transhumaniste, d’un héritage plutôt platonicien. L’immortalité à laquelle aspirent ses adeptes n’est plus celle du corps, mais celle de l’esprit, conçu comme une simple puissance calculatoire téléchargeable sur disque dur. Ce corps digital remplace, d’une certaine façon, le corps spirituel et les anciens fantasmes de désincarnation.
Tout cela représente un marché, certes de niche. Au centre de cryogénisation Alcor, en Arizona, on peut être cryogénisé pour 200 000 dollars, dans l’espoir que la médecine parvienne un jour à décongeler et redonner vie aux corps. Ceux qui ont moins d’argent peuvent faire conserver uniquement leur tête, dans l’espoir que l’essence cérébrale subsiste un jour sur un support numérique.
Ces dispositifs, comme d’autres destinés à empêcher la dégénérescence des chairs — par exemple les pesticides — sont très polluants. Sème-t-on la mort en cherchant à l’éviter ?
Absolument. L’anthropologue Louis-Vincent Thomas le disait lui-même : toute société nécrophobe est une société mortifère. Cela se vérifie aujourd’hui. Nous avons une phobie de la mort, qui est complètement effacée de l’espace public. Et dans le même temps, nous faisons advenir la mort à grande échelle, via la perte de la biodiversité.
À nier la mort, on nie nécessairement la vie. Il y a une relation dialectique entre les deux. Les scientifiques parlent de « nécromasse » pour désigner la couche du sol où s’accumulent les cadavres d’animaux et de plantes, qui nourrissent la vitalité du sol. Dans le fonctionnement des écosystèmes, sans la mort, il n’y a pas de vie. Un sol de golf, par exemple, est un désert biologique. Rien ne s’y décompose, rien n’y vit. Sans décomposition, il ne peut pas y avoir de renouveau.
On peut être cryogénisé pour 200 000 dollars, dans l’espoir que la médecine parvienne un jour à décongeler et redonner vie aux corps.
Comment pourrions-nous nous réconcilier avec notre propre finitude, dans une perspective écologiste ?
À partir du moment où l’on ne se considère plus comme des individus autofondés, autoconstruits, mais comme des êtres reliés, dont la vie est inscrite dans un réseau d’interactions sociales et écologiques, on peut envisager notre mort de manière plus sereine.
La mort d’un individu « absolu » sera forcément absolue. Pas celle d’un individu qui doit sa vie et son existence aux liens d’interdépendance qu’il entretient avec son milieu. Au moment où il meurt, une part de lui va se diluer et se recycler à travers les multiples cycles et réseaux d’interdépendance dont il fait partie. Reconnaître que notre mort, comme notre vie, nous réinscrit dans des cycles écologiques qui nous dépassent peut être une source de consolation et de revalorisation de notre condition terrestre. Certains éléments de notre personne vont subsister à notre mort. Ça peut être une piste pour revaloriser notre condition terrestre, sans nier la réalité de notre mortalité et de notre finitude.
Cette approche suffit-elle pour faire face à l’angoisse et à la souffrance générées par la mort ?
Cette réinscription de l’humain dans les cycles biosphériques peut donner un sens à nos vies et à notre mort. Mais effectivement, elle n’est pas suffisante. Depuis l’origine des sociétés humaines, la hantise de la mort est liée à une hantise de la perte de l’individualité. C’est le fait de perdre une personne dans ce qu’elle a de plus personnel, de plus irréversible, qui fait que la mort est associée à une souffrance. Aucune personne qui perd un enfant, un frère, un ami, ne pourra être entièrement consolée en se disant qu’il va nourrir les vers et faire pousser un arbre.
Le monde de la pensée écologiste est un monde que j’appelle « plein » : on a cette communauté ancestrale, cette totalité, avec ses cycles, ses réseaux d’interdépendance, dans une sorte d’harmonie à laquelle notre mort participe. C’est important, mais en insistant uniquement là-dessus, on repousse à nouveau dans les limbes cette question de la finitude.
Il faut accepter que l’on habite un monde « cassé », où la mort crée des fractures, des fêlures qu’aucune sagesse écologique ne peut, à mon avis, entièrement consoler. Une sagesse écologique doit nécessairement intégrer une dimension tragique. Il faut réenchanter la mort en la réinscrivant dans des cycles, et en même temps accepter qu’une part de soi meurt et laisse des séquelles qui ne sont pas résorbables.
C’est un équilibre difficile à trouver. Mais c’est seulement en acceptant notre finitude anthropologique que nous pourrons accepter notre finitude écologique. Tant que nous continuerons à fantasmer l’illimitation dans notre condition d’êtres humains, que nous imaginerons transcender la mort, nous continuerons à aspirer à l’illimitation dans notre rapport à la nature. C’est ce fantasme d’illimitation qui nous conduit au désastre.
La Terre, les corps, la mort, de Pierre Madelin, aux éditions Dehors, août 2022, 208 p., 18 €.
Paru dans Reporterre le 8 novembre 2022