Emploi des seniors : la France dans la peur de l’âge
Augmenter l’âge de départ à la retraite risque de gonfler le taux de chômage des plus de 50 ans. Mauvais élève en Europe, la France peine à trouver les bons dispositifs pour inciter les entreprises à garder ses salariés les plus expérimentés, et à en embaucher.
« Je me suis engagé à ne pas le faire, c’est mieux de faire ce qu’on a dit.» Cette phrase, c’est Emmanuel Macron qui l’a prononcée, en 2019, lors d’une conférence de presse à l’Elysée sur les conclusions qu’il tirait des mois de grand débat. Il parlait d’un report de l’âge légal de départ à la retraite. La séquence a ressurgi ces dernières semaines sur les réseaux et tourne en boucle sur les comptes des opposants à la réforme prévue. Le chef de l’Etat y dit tout le mal qu’il pense d’une telle réforme, qu’il juge alors « hypocrite » : «Quand on est soi-même en difficulté, qu’on a une carrière fracturée, bon courage déjà pour arriver à 62 ans. C’est ça la réalité de notre pays. Et alors on va dire : “Non, non, faut maintenant aller à 64 ans”. […] Vous savez déjà plus comment faire après 55 ans, les gens vous disent : “Les emplois, c’est plus bon pour vous”. […] On doit d’abord gagner ce combat avant d’expliquer aux gens “Mes bons amis, travaillez plus longtemps.”»
Trois ans plus tard, le problème est loin d’être résolu, mais Emmanuel Macron a inscrit dans son programme électoral cette mesure, défendant même de passer progressivement cet âge de départ à 65 ans en 2032, moyennant tout de même une « clause de revoyure » en 2027. Après des semaines de tergiversations, l’exécutif a décidé de présenter un projet de loi «avant la fin de l’hiver» à l’issue de séances de concertation avec les partenaires sociaux et les groupes parlementaires pour une mise en œuvre à l’été. En cas d’échec, le chef de l’Etat se réserve le droit de toucher à l’âge de départ ou à l’allongement de la durée de cotisation par un simple amendement au projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) ou un texte «rectificatif» cet hiver. L’emploi des seniors, a précisé la Première ministre, Elisabeth Borne, sera, entre autres, au menu de ces discussions.
«On ne va pas pouvoir discuter de l’allongement de la durée de carrière si on ne résout pas le sort de tous ceux qui sont mis dehors avant la retraite !» a prévenu Laurent Berger, dans le Journal du dimanche. Cet été, dans Libération, le secrétaire général de la CFDT rappelait qu’«actuellement, on licencie en fin de carrière, on fait des arrangements pour se séparer des seniors, des salariés se retrouvent en invalidité car ils ne peuvent pas aller jusqu’au bout de leur carrière». Au moment de liquider ses droits à la retraite, près d’un assuré sur deux n’est déjà plus dans l’emploi.
Bataille de chiffres
Quand elle était encore ministre du Travail, Elisabeth Borne ne perdait d’ailleurs pas une occasion de rappeler les difficultés de ceux que l’on appelle «seniors» (50 à 65 ans) à garder leur emploi ou à en retrouver un. Trente ans que chaque gouvernement ou presque tente mais ne trouve pas de solution. «C’est un dossier qu’il faut aborder en même temps que la réforme des retraites», insistait la future Première ministre, en février, durant la campagne présidentielle, sur TV5 Monde. Entrée depuis à Matignon, elle s’est ensuite montrée plus silencieuse, tout en continuant de défendre le mantra présidentiel du «travailler plus longtemps». Pendant ce temps, les syndicats de salariés, eux, n’ont cessé de remettre le sujet sur la table et en discuteront encore ce lundi lors d’une nouvelle réunion en intersyndicale.
Le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) qui sert déjà de base à une bataille de chiffres entre ceux qui poussent pour une réforme et ceux qui s’y opposent est, en revanche, assez précis sur la position des séniors avant de prendre leur retraite : en 2019, 55 % des nouveaux retraités du régime général (1) avaient validé des trimestres dans le cadre d’un emploi durant les mois précédant la liquidation de leurs droits à la retraite. Un quart avait validé leurs trimestres tout en étant soit au chômage, en invalidité ou en maladie. Les 25 % restants, selon le COR, n’avaient validé aucun trimestre dans l’année précédant leur retraite
Pourtant, l’emploi des seniors en France s’est amélioré ces dernières années. Le COR souligne ainsi que le pourcentage de personnes qui étaient en emploi juste avant la retraite a augmenté depuis une quinzaine d’années : en 2007, ils n’étaient que 45,5 % dans ce cas, contre 17 % au chômage. En cause notamment, le dernier relèvement de l’âge légal, passé de 60 à 62 ans après la réforme de 2010, et le fait que, pour compenser les effets de cette réforme, des dispositifs permettant de partir un peu plus tôt, donc de quitter son poste pour une retraite immédiate, ont été mis en place dans la foulée.
Pour autant, la France fait beaucoup moins bien que d’autres pays européens. Selon des chiffres du ministère du Travail de 2020, le taux d’emploi des 55-64 ans était de 53,8 %, sous la moyenne européenne et très loin de la Suède ou de l’Allemagne qui dépassent les 70 %. En revanche, si on regarde les 55-60 ans, il se situe, avec 73,3 %, dans la moyenne européenne. Et « même lorsque l’âge légal de départ est reporté, le sas de non-emploi, dont la durée moyenne est de dix-huit à vingt-quatre mois, ne se résorbe pas», souligne Antoine Bozio, directeur de l’Institut des politiques publiques à l’Ecole d’économie de Paris.
De ce fait, un nouveau report de l’âge légal entraînerait mécaniquement une hausse des dépenses de certaines prestations sociales. La Drees et la Dares (deux organismes de recherche rattachés aux ministères de la Santé et du Travail) ont ainsi calculé que si l’âge de départ avait été de 64 ans au lieu de 62 en 2019, les prestations chômage auraient été alourdies de 1,3 milliard d’euros, et celles des minima sociaux, des pensions d’invalidité ou des arrêts maladie auraient augmenté de 3,6 milliards d’euros. Au total, plus du tiers des économies qu’aurait apporté un âge légal plus tardif auraient été dépensées dans d’autres prestations.
Comme tous ses prédécesseurs, le ministre du Travail, Olivier Dussopt, a inscrit ce chapitre à sa feuille de route. Trois dispositifs ciblés existent déjà, même s’ils sont peu connus. Depuis dix ans, l’Etat finance ainsi une aide de 2000 euros lors de l’embauche d’un « senior » en contrat de professionnalisation, avec des exonérations de cotisations. Depuis quinze ans, des CDD senior pour les plus de 57 ans au chômage depuis plus de trois mois peuvent être signés en dérogeant aux cas classiques de recours à ces contrats et sans délai de carence, tout en pouvant durer, comme les autres, jusqu’à trente-six mois. Des CDI inclusion sont aussi proposés aux plus de 57 ans travaillant dans les structures d’insertion par l’activité économique.
C’est peu de dire que ces dispositifs ne vont pas résoudre le problème. Ils étaient l’an dernier… 87 seniors de plus de 55 ans dans tout le pays à être en alternance, selon la Dares. Les données sur les CDD ne sont pas disponibles mais un rapport sénatorial de Monique Lubin (PS) et de René-Paul Savary (LR) évoquait en 2019 un « faible recours » qu’ils expliquaient en partie par «le fait que la majorité des embauches de salariés âgés en CDD se fait dans le cadre général, les règles de droit commun n’étant en réalité pas excessivement contraignantes pour les entreprises».
Travaux parlementaires, recherches universitaires et des institutions comme l’Insee ou la Dares, et pas plus tard qu’au printemps, un rapport de la direction générale du Trésor à Bercy. Des pages et des pages de rapports ont été noircies sur le taux d’emploi des plus âgés pour tenter de comprendre pourquoi les politiques publiques successives.
« Gestion équilibrée de leur pyramide des âges»
Un fort taux d’emploi des seniors n’a pas toujours été un objectif, bien au contraire. « Nous avons atteint le plus bas en comparaison avec les autres pays européens au milieu des années 90, expliqueAntoine Bozio. C’est le résultat de plusieurs décennies où les entreprises, les pouvoirs publics, les syndicats s’étaient mis d’accord sur des plans de départ anticipés, pensant que c’était une façon de lutter contre le chômage et de réduire la masse salariale à moindres frais tout en permettant aux syndicats de décrocher des mesures ». Le problème, c’est que les effets n’ont pas été ceux escomptés : « On dépensait beaucoup d’argent pour faire partir les seniors, cela a fait baisser leur taux d’emploi, rien n’a bougé sur le reste des salariés, et cela a diminué la base qui permettait de tout financer », poursuit-il.
Changeant d’orientation, l’Etat a d’abord taxé les entreprises pour les dissuader de licencier leurs salariés âgés de plus de 50 ans. C’était la contribution Delalande, instaurée en 1987 et aménagée à plusieurs reprises. Ensuite, il s’est mis à subventionner l’emploi des seniors, pensant que les salaires plus élevés en fin de carrière représentaient un frein pour les entreprises. Le « contrat de génération», une promesse de campagne de François Hollande en 2012 devait encourager l’emploi des jeunes tout en protégeant l’emploi des seniors. Trois ans après sa mise en place, fin 2015, la Cour des comptes recensait seulement 40 300 contrats assortis d’une aide, au lieu des 220 000 espérés. Le dispositif a été abrogé en 2017. Dans leur rapport, les deux sénateurs dressaient, eux aussi, un constat d’échec, se disant « convaincus qu’il n’existe aucun dispositif miracle ni incitatif […] ni punitif […] qui puisse régler à lui seul le problème de l’emploi des seniors. La solution doit passer par une prise de conscience des entreprises quant à la valeur ajoutée des travailleurs seniors et de la nécessité d’avoir une gestion équilibrée de leur pyramide des âges ».
Ces parlementaires ne sont pas les seuls à questionner le rôle des employeurs. L’universitaire Antoine Bozio souligne : « Les entreprises ont une grande responsabilité dans la situation actuelle du marché du travail des seniors, qui n’est pas mise au jour. Mon hypothèse, c’est qu’avec le chômage auquel on s’est habitué, les entreprises ont perdu l’idée qu’il fallait faire des efforts pour garder la main-d’œuvre et les ruptures se font aux frais de l’assurance chômage. » Il esquisse un espoir d’amélioration : « Si le chômage continue de baisser, si les tensions sur le marché du travail persistent, cela bougera, car les entreprises n’auront pas le choix. » Trente ans plus tard, l’Etat a changé de paradigme. La coutume consistant à montrer la porte aux salariés les plus âgés, elle, perdure.
(1) Le régime général représente une écrasante majorité des retraités : près de 85 %.
Article de Frantz Durupt et Anne-Sophie Lechevallier, publié le 2 octobre 2022 dans Libération