Ce qui devrait surprendre, ce n’est pas le tumulte provoqué par les révélations sur Orpea, mais le silence assourdissant qui les a précédées
« Les Fossoyeurs », l’enquête du journaliste Victor Castanet, suscite une vague d’indignations sur une situation pourtant connue mais que la société française a, jusqu’à présent, préféré faire semblant d’ignorer, souligne Stéphane Lauer, éditorialiste au « Monde », dans sa chronique.
Deux semaines après l’éclatement du scandale Orpea, un sentiment de malaise s’est installé dans l’opinion publique. Au-delà du tourbillon d’indignations provoqué par Les Fossoyeurs (Fayard, 400 pages, 22,90 euros), l’enquête du journaliste Victor Castanet, qui décrit par le menu les méthodes peu recommandables du groupe d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) afin de maximiser ses profits, il y a la matérialisation d’une situation largement connue, mais que la société française a, jusqu’à présent, préféré faire semblant d’ignorer.
Voilà des années que les regards se détournent du sort réservé à nos aînés. Nous avions collectivement les moyens de savoir ce qui se tramait. Nous n’en avons rien fait, en laissant s’imposer une invisibilisation du vieillissement. A l’exception de quelques familles directement concernées et de professionnels dévoués qui avaient le sentiment qu’ils ne pouvaient plus exercer leur métier dans des conditions acceptables, les réactions se sont cantonnées à une forme de déterminisme, voire d’indifférence patiemment nourrie par le lobby de groupes comme Orpea, la lourdeur administrative des services publics et la procrastination des dirigeants politiques. Ce qui devrait surprendre, ce n’est pas le tumulte provoqué par ce livre, mais le silence assourdissant qui l’a précédé. Bienvenue au bal des hypocrites.
C’est Philippe Charrier, le nouveau PDG d’Orpea, qui l’a ouvert. « Nous sommes une société humaniste », tente aujourd’hui cet ancien de Procter & Gamble (Mr. Propre, Pampers, Ariel) pour éteindre l’incendie. Déjà président du conseil d’administration, il était censé veiller à la façon dont la société obtenait ses résultats. Est-il le mieux placé, aujourd’hui, pour faire la lumière sur un système qu’il a cautionné pendant quatre ans au cours desquels il n’a rien vu, rien entendu, rien dit ?
Sur l’air de « la perfection n’est pas de ce monde », l’hypocrisie de M. Charrier n’a guère fait illusion auprès de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale. Excédée, sa présidente, Fadila Khattabi, a fini par mettre sèchement un terme à son audition du 2 février. « La représentation nationale est déçue par la qualité de vos réponses », a-t-elle conclu.
Variable d’ajustement
Hypocrisie encore de la part des investisseurs et du conseil d’administration, qui ne se sont pas beaucoup interrogés sur le modèle économique. Il ne faut pourtant pas être expert-comptable pour imaginer que les 6 % ou 7 % de rentabilité reposent, en partie, sur une masse salariale qui sert de variable d’ajustement, alors qu’elle devrait constituer le principal levier pour assurer la qualité des prestations.
Précarité endémique, taux de renouvellement du personnel élevé, astreintes payées au lance-pierre, représentation syndicale bridée : tout est bon pour réduire les coûts d’un poste qui compte pour près de 60 % du budget d’un Ehpad. Quand une activité affiche des taux d’accident du travail supérieurs à ceux du secteur du bâtiment, un absentéisme des plus élevés, une incapacité structurelle à recruter, le service rendu aux résidents ne peut que laisser à désirer. Que le secteur privé lucratif propose en moyenne des tarifs plus élevés de 40 % que le public avec 10 % à 15 % de personnel en moins n’est pas justifiable.
La direction évoque des « erreurs humaines », qui seraient à l’origine des dérives. Mais quand le système de rémunération des responsables d’Ehpad est basé sur la culture du chiffre et de la standardisation des soins, il ne faut pas s’étonner que les « erreurs humaines » se multiplient.
Plus grave encore, les accusations de détournements de fonds publics. Malgré les difficultés à recruter le personnel, les dotations assurées par les agences régionales de santé (ARS) et les conseils départementaux étaient systématiquement consommées et les trop-perçus rarissimes. Une comptabilité qui n’a pas interrogé grand monde.
La fête est finie
La Bourse a bien compris que la fête était finie. Le cours d’Orpea accuse une chute de plus de 60 % en quinze jours. Les investisseurs prennent conscience, sur le tard, que le modèle économique vole en éclats. Korian, le principal concurrent d’Orpea, est lui aussi durement sanctionné en Bourse. « Le financement des Ehpad va probablement être questionné par les pouvoirs publics », commente sobrement la société de Bourse Oddo. Quand son objectif de cours d’Orpea était à 115 euros, le « modèle » ne gênait personne. Après avoir soulevé le couvercle, la société vaudrait aujourd’hui deux fois moins…
L’affaire questionne aussi le rôle des agences de notation environnementales et sociales, qui, pendant des années, ont attribué à Orpea les meilleures évaluations du secteur avant de découvrir la lune. On parle souvent de « greenwashing », c’est-à-dire d’un marketing trompeur pour faire passer une entreprise pour écologiquement responsable. Mais quid du « socialwashing » ?
Hypocrisie toujours des ARS et des services départementaux, qui, pendant des années, se sont contentés d’une surveillance trop prévisible pour être efficace. Il a fallu attendre ce scandale pour que le gouvernement mandate une double enquête de l’inspection générale des affaires sociales et de celle des finances, alors que les dérives sont un secret de polichinelle dans le secteur, comme le montre l’avalanche de témoignages déclenchée par le scandale.
Le pouvoir politique a également bonne mine de constater aujourd’hui les dysfonctionnements du système d’accompagnement du grand âge, alors que la loi de financement de la dépendance est repoussée de législature en législature et que les rapports sur l’urgence du problème s’empilent depuis des années.
Enfin, les cris d’orfraie d’aujourd’hui sont proportionnels à notre hypocrisie collective à reléguer le grand âge hors les murs de la société. Pourtant, nous sommes tous concernés par le tsunami démographique du vieillissement qui arrive. L’ignorer ne le rend pas moins inéluctable. Un seul chiffre devrait nous faire réfléchir : seulement de 5 % à 15 % des résidents en y vont de leur plein gré.
Stéphane Lauer, Editorialiste au Monde, publie le 8 février 2022