Personnes âgées et précarité 

Publié le par Or gris : seniors acteurs des territoires, dans une société pour tous les âges

La précarité étant habituellement définie comme une « exposition aux aléas de l’existence » et prenant généralement un sens économique, peut-elle s’appliquer aux populations âgées et retraitées ? C’est apparemment paradoxal  car si l’on considère un certain nombre d’indicateurs statistique, la grande majorité de ces personnes n’est pas en situation précaire

En effet, d’après l’INSEE, les revenus moyens des 65-69 ans sont supérieurs de près de 20 % à ceux des quadragénaires et par ailleurs, la plupart des retraités bénéficient de bons niveaux de pension liés à leur activité exercée pendant des années de plein emploi. Enfin, il est courant de considérer qu’ils disposent de patrimoines assez notables, ne serait-ce que parce que plus des deux tiers d’entre eux sont propriétaires de leurs logements.

         Néanmoins certaines évolutions récentes semblent indiquer que se fait jour de manière croissante une certaine fragilité, notamment économique, des personnes âgées. Les associations caritatives – Petits Frères des Pauvres, Secours Populaire entre autres- s’inquiètent d’un retour de la pauvreté pour ces catégories et plusieurs collectivités territoriales, la Basse Normandie par exemple, ont commandé des études sur leur situation économique.

         Force est de constater que la conjoncture économique globale n’est plus guère favorable et que la décentralisation, surtout quand elle n’est pas accompagnée des moyens financiers adéquats, peut creuser les disparités entre les groupes et les territoires. Dès lors, notre intervention s’efforcera de cerner ces formes émergentes de précarité et d’en présenter les déterminants sociaux et territoriaux. Mais il est auparavant indispensable d’expliquer pourquoi et comment la pauvreté des personnes âgées avait tant reculée en France à tel point qu’elle était devenue invisible pour de nombreux observateurs.

Politiques publiques et recul de la pauvreté des personnes âgées

         C’est au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale que des dispositifs publics furent pris pour réduire la misère des aînés et améliorer la sécurité de leurs conditions de vie. Rappelons qu’outre la création de la Sécurité Sociale généralisée (Ambroise Croizat et Pierre Laroque)  et la diffusion des régimes de retraite complémentaires, la hausse des salaires réels et l’accès des femmes aux emplois salariés ont constitué de puissants adjuvants à l’amélioration des conditions de vie des actifs et des futurs retraités….pendant la IVème République et l’époque gaulliste. En 1956 fut créé le « minimum vieillesse » devenu ultérieurement le FNS (Fonds National de Solidarité)  et qui assura un revenu universel aux aînés nécessiteux.

         Dans les années 1960, le rapport confié à Pierre Laroque sur la vieillesse déboucha sur une véritable politique sociale et culturelle de la vieillesse, grâce notamment à l’aide des mutuelles (Mutualité Sociale Agricole) et du pouvoir politique. Les résultats ne firent guère attendre. Si en 1956, 50 % des plus de 65 ans émargeaient au minimum vieillesse, ils n’étaient plus qu’à peine 30 % en 1975 et seulement 5 % en 2003.

         Par ailleurs, nombre d’entre eux, grâce à la hausse des salaires et à l’inflation, ont pu acquérir leur logement à des conditions avantageuses. L’accès à la retraite à 60 ans (1982) accompagna et facilita également le maintien d’un état de santé bien meilleur. Dégagés des nécessités vitales de base, nombreux furent les retraités qui s’investirent dans les associations et s’engagèrent dans un bénévolat qui renforça la cohésion sociale du pays.

         Or, dans le contexte actuel, cette période de bien-être collectif des aînés semble avoir été une parenthèse dans l’histoire de la vieillesse. Qu’en est-il vraiment ?

Vers un retour de la précarité ?

En effet, plusieurs indicateurs virent à « l’orange ». Tout d’abord, le rythme de baisse du nombre des bénéficiaires du FNS (devenu entretemps ASPA) qui était de 4 % par an est tombé depuis 2003 à 2%. Ensuite, les taux de pauvreté, après s’être stabilisés, semblent à nouveau augmenter, en particulier aux âges élevés comme le montre le tableau comparatif ci-après.

Ages

Femmes

Hommes

Moins de 18 ans

17,8 %

17,9 %

18-29 ans

19,7

17,2

30-49 ans

12,5

10,4

50-59 ans

11,2

10,3

60-74 ans

8,8

8,3

75 ans et plus

13,4

 

Le Comité d’Orientation des Retraites estime même qu’environ 10% des plus de 60 ans sont désormais en deçà du seuil de pauvreté, soit environ 900 euros par mois pour une personne. Ces taux sont nettement plus importants pour les isolés – femmes veuves et célibataires principalement -.

D’autre part, les associations de solidarité alertent de plus en plus vivement le public et les pouvoirs publics. Ainsi, le Secours Catholique indique qu’il y a désormais plus de 10 % des retraités qui lui font appel contre seulement 6 % il y a quelques années. Des restaurants caritatifs notent qu’à peu près 15 % de leurs publics sont formés de retraités…Des médecins notent aussi une moindre tendance au recours aux soins, notamment pour les yeux et pour les dents. Deux périodes de la vie semblent plus délicates qu’autrefois. D’une part, entre 50 et 59 ans, une proportion croissante de personnes issues des catégories employés et ouvriers arrive aux abords de la retraite avec en arrière-plan des carrières incomplètes (années de chômage, carrières incomplètes, salaires réels qui ont stagné dans les vingt dernières années) et n’ont pas non plus pu accumuler une épargne suffisante leur permettant par exemple d’acheter leur logement. Et d’autre part, les plus de 80 ans sont face à deux questions cruciales, celle des effets de la disparition du conjoint, notamment pour les femmes pénalisées par la pension de réversion bien modeste et enfin le coût représenté par l’entrée dans la dépendance. Même si celle-ci se produit plus tard, vers 85 ans, le prix de journée en hébergement spécialisé continue à augmenter ; un mois en établissement non lucratif peut coûter jusqu’à 3000 euros.

Que s’est-il passé ? Il y a bien sûr et avant tout une conjoncture difficile. Les effets des différentes réformes des retraites (1993, 2003) commencent à se faire sentir sur les niveaux de pension. Les retraites sont désormais calculées sur les 25 meilleures années et non plus sur les 10 dernières et le changement d’indexation sur la hausse des prix et non plus sur celle des salaires pénalise également les retraites. A cet égard, ce sont les femmes qui sont les plus concernées, étant donné qu’elles ont du travailler parfois à temps partiel et qu’en général elles ont eu des carrières moins rémunératrices que celles des hommes.

Un regard sur les caractéristiques sociales et territoriales de ces situations permet d’approfondir ces données.

Les déterminants sociaux et territoriaux de la précarité

         La carte des bénéficiaires de l’ASPA soulignent que  les risques de précarité sont plus élevés dans les milieux ruraux où se conjuguent la pauvreté monétaire (avec les très faibles retraites des agriculteurs) la distance géographique aux services et équipements  avec l’isolement social souvent corrélé avec la déprise démographique. C’est donc sans surprise que des départements comme la Creuse ou l’Ariège enregistrent des pourcentages élevés de bénéficiaires. Ce sont des territoires marqués par un habitat rural peu dense, des petites villes en déclin industriel et urbain et où l’offre de services est ipso facto limitée. En dépit des progrès, pas mal de logements habités par des personnes âgées demeurent inconfortables et donc à risques pour l’autonomie… et le nombre de cabinets médicaux et paramédicaux stagne, quand il ne régresse pas comme dans les campagnes du Massif Central.

    Les quartiers d’habitat social et populaire des villes représentent un second territoire favorable à l’accroissement de la précarité. Les bailleurs sociaux notent l’augmentation de la proportion des retraités dans le parc locatif ainsi que la part croissante de demandeurs âgés. 35 % des personnes âgées ayant les revenus les plus faibles ne sont pas propriétaires de leur logement. Or, en vieillissant, on a tout intérêt à disposer de ce patrimoine, ne serait-ce que pour le gager en vue du financement de la dépendance. Ces territoires ont été également marqués par le déclin rapide de la culture ouvrière qui était articulée avec des  structures de solidarité assez consistantes – syndicats, associations culturelles- et il en résulte un délitement assez net des réseaux sociaux, avec corrélativement une montée de l’isolement, pour les plus âgés dans les banlieues jadis industrialisées de Lyon et de Paris. Il faut aussi prendre en compte le vieillissement des populations immigrées. Désormais 57 % des résidents des foyers pour travailleurs sont des retraités et des inactifs. Ces retraités immigrés disposent de retraites plutôt faibles, même quand ils ont été déclarés, découlant de la faiblesse de leurs qualifications et de leurs carrières incomplètes. Par ailleurs, l’obsession du « retour au pays » - de fait, très hypothétique – avec en prévision des envois d’argent aux familles restées sur place – les a empêché de se constituer un patrimoine (logement) et un véritable réseau social local, facteurs indispensables pour bénéficier d’un vieillissement de qualité en France.

         Dans les périphéries issues de l’étalement urbain, les problématiques de la précarité sont quelque peu différentes étant donné qu’il s’agit majoritairement de ménages provenant des classes moyennes. Les proportions de retraités y sont encore modestes. Néanmoins la question de l’avenir des régimes de retraite avec la réforme de 2010, celle des distances aux services dans des espaces fortement résidentiels, « automobilisés » et encore sans centralité ainsi que la très faible anticipation du vieillissement dans l’urbanisme de ces territoires laissent augurer de difficultés à moyen terme.

Prévoir, anticiper des actions

Rappelons que le contexte de décentralisation, qui est désormais l’arrière-plan de l’action publique, suppose l’intérêt d’actions de proximité pour mieux répondre aux besoins des habitants et qu’il nécessite également des transferts adéquats de moyens de la part de l’Etat pour assurer cette proximité. Or, les collectivités territoriales se plaignent des retards et de l’insuffisance de ces transferts.

Dans cet ensemble d’actions nécessaires au bien-être, le logement est un facteur essentiel. Or, dans les dernières années, les prix de l’immobilier ont flambé alors que les niveaux des retraites ont stagné. Il en résulte un effet de « ciseau » pour les retraités qui n’ont pas acquis leur logement. Dès lors pour ceux-ci et ceux qui arrivent à la retraite sans patrimoine, il existe un véritable risque de relégation dans le parc social locatif alors que celui-ci ne remplit pas toutes les conditions pour une vie sociale de qualité. Les organisations de locataires et la plupart des collectivités notent d’abord qu’environ 800 000 logements sociaux font défaut en France. Et qu’ensuite, faute de ce  nombre et d’une amélioration substantielle de sa qualité, la mixité résidentielle et culturelle n’est plus guère assurée.

Dans la plupart des villes, il serait nécessaire d’accroître le nombre et le fonctionnement des espaces intergénérationnels ainsi que des logements adaptés aux différentes générations. Des villes se sont lancées dans de tels projets, en Poitou-Charentes, dans le Nord avec les « béguinages » mais le gel annoncé des dotations des collectivités territoriales risque de réduire ces efforts dans la mesure où d’autres urgences – emploi, aides aux jeunes – semblent s’imposer.

En milieu rural, en dépit d’une reconquête démographique qui n’est que la poursuite de l’étalement urbain, le développement des transports collectifs et une meilleure accessibilité aux services (dont ceux de santé) devraient être favorisés. Il est question de « plans de développement ruraux » à grande échelle, mais cela reste encore à l’état de projets.

En conclusion, si la précarité des personnes âgées demeure encore à l’automne 2010 un phénomène assez largement minoritaire, il n’empêche que les analyses prospectives montrent que les plus grandes difficultés sont devant nous. L’entrée par les territoires souligne que dans certains espaces ces risques sont déjà significatifs et porteurs de « ghettoïsation » potentielle de fractions importantes des retraités. Ce sera la tâche, à la fois des pouvoirs publics, locaux et nationaux, et de la société civile organisée de se mobiliser pour écarter les risques grandissants d’insécurité pour les aînés. Le progrès social est à ce prix.

Christian Pihet ; christian.pihet@univ-angers.fr

Géographe, Université d’Angers, UMR Espaces et sociétés

St Sébastien sur Loire, 23 septembre 2010

Personnes âgées et précarité 

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