« La charentaise fait de la résistance »
Eternelle, indémodable charentaise… Le 15 novembre 2019, la liquidation judiciaire de son principal fabricant, La Manufacture charentaise, avait provoqué un vif émoi chez les adorateurs de la pantoufle en laine et feutre tissé. Certains s’étaient alors rués en magasin, afin de constituer des stocks. Qu’ils n’aient crainte : accessoire archétypal du Français « moyen », avec le béret et la baguette, la charentaise ne devrait pas tarder à renaître de ses cendres encore tièdes. D’ici un mois, une nouvelle société, créée par d’anciens employés de la filière, a prévu de lancer une nouvelle production industrielle du chausson cher à Robert Bidochon.
Sa résurrection n’est pas insignifiante. Elle témoigne autant des difficultés auxquelles le made in France peut se trouver confronté, dans un contexte de mondialisation constant, que de l’attachement à un produit patrimonial, qu’il n’est pas envisageable de voir disparaître. Provoqué par la concurrence asiatique, l’effondrement de l’industrie de la chaussure n’a pas épargné la savate d’intérieur « inventée » au XVIIe siècle à partir des rebuts de feutre utilisés dans la fabrication d’uniformes militaires – on ne parlait pas alors de recyclage, mais l’idée était déjà bien celle-ci.
« Raconter une histoire »
Premier acteur du marché, la maison Rondinaud (fondée en 1907) a connu un véritable âge d’or au milieu des années 1970, époque où 15 000 à 20 000 paires sortaient chaque jour de son usine de Rivières (Charente). Un premier dépôt de bilan, en février 2018, a entraîné sa fusion avec trois autres PME du secteur, aussi mal en point qu’elle, sous l’appellation de Manufacture charentaise. Une deuxième faillite, dix-huit mois plus tard, due à de mauvais choix stratégiques, a mis sur le carreau les 104 derniers salariés de l’entreprise.
Une douzaine d’entre eux sont aujourd’hui rassemblés au sein de la nouvelle entité, l’Atelier charentaises, créée par l’ex-directeur commercial, Olivier Rondinaud, arrière-petit-fils du cordonnier de La Rochefoucauld (Charente), d’où tout est parti, il y a plus d’un siècle. « Relancer un produit, c’est bien. Raconter une histoire, c’est mieux », formule le dirigeant, qui espère écouler, à terme, 200 000 paires de charentaises par an. Ses premiers futurs clients s’appellent Le Slip français, La Pantoufle à Pépère, Galeries Lafayette, Printemps, Miss Green, Princesse Tam-Tam : « Ce sont eux qui nous ont incités à relancer la charentaise », ajoute-t-il.
Avant cela, il convient d’abord de récréer un outil de production de A à Z, le liquidateur judiciaire n’ayant pas encore dispersé celui qui œuvrait jusque-là. Protégée par un label d’indication géographique sous le titre de « charentaise de Charente-Périgord » (on en fabrique également en Dordogne), celle qu’on appelait naguère la « silencieuse » répond à un cahier des charges bien précis. Sa principale caractéristique est le cousu-retourné, une technique ancienne consistant à coudre la semelle à l’envers avant de la remettre à l’endroit.
Parce qu’aucune autre technologie n’a été développée ces dernières décennies, Olivier Rondinaud et son associé Michel Violleau ont dû battre la campagne à la recherche de machines à coudre des années 1950, qu’ils ont exhumées des granges d’anciens cordonniers. Leur trésor de guerre se compose aujourd’hui d’une demi-dizaine de piqueuses industrielles et d’un « banc de retournement » en bois, également appelé « chèvre », sur lequel on s’assoit pour retourner le chausson, sitôt cousu.
La deuxième étape a consisté à trouver des mains expertes, ayant une grande habitude de ce genre de mécanique. La dextérité est tellement fine dans la confection de la charentaise qu’« il faut six mois de formation avant d’acquérir une parfaite sensation au bout des doigts », assure Christian Legofe, 53 ans, un ex-piqueur de chez Roudinaud ayant « appris le métier avec un ancien, qui l’avait lui-même appris avec un ancien ». Comme lui, ils sont une dizaine à reprendre aujourd’hui du service, après une courte période de chômage.
Une politique de prix sans excès
Les repreneurs, eux, ne manquent pas d’idées. Ils veulent enrichir la gamme de coloris fantaisistes, en complément du traditionnel motif écossais ayant fait la gloire de la pantoufle sans talon. Ils envisagent d’ouvrir au public leur atelier, aménagé dans un ancien garage automobile de La Rochefoucauld, et rêvent d’ouvrir une école de couture au sein du Musée des tisserands et de la pantoufle charentaise, à Varaignes (Dordogne). Ils savent, enfin, que la reconquête passera par une politique de prix sans excès – comptez une quarantaine d’euros pour une paire qui durera plusieurs années – à rebours des tentatives lancées ces dernières années sur le terrain du haut de gamme.
Des charentaises, fabriquées dans le nouvel atelier, à La Rochefoucauld (Charente). DR
L’aventure resterait toutefois incomplète sans l’acquisition du stock et du matériel de fabrication d’origine, abandonnés en l’état dans l’usine de Rivières. En plus de la marque Rondinaud, qui porte son propre nom, Olivier Rondinaud a fait une offre de rachat auprès du tribunal de commerce d’Angoulême afin de récupérer une quinzaine de machines – piqueuses, coupeuses et autres douilletteuses (chargées de coudre la doublure intérieure appelée « douillette »). Les parlementaires et les élus des différentes collectivités locales sont allés jusqu’à écrire au mandataire judiciaire afin que « l’outil de production » et les « compétences » qui y sont associées « demeurent sur le territoire » – et non à l’étranger où des fausses charentaises à semelle collée ne manqueraient pas d’être confectionnées.
Dans l’inventaire des pièces qu’il souhaite racheter, Olivier Rondinaud n’a pas oublié de mentionner une statue de pied représentant un cordonnier de La Rochefoucauld, Paul Roudy, mort en 1957, qui avait initié son grand-père à l’art du cousu-retourné. La sculpture en pierre n’a pas quitté le hall de l’usine placée sous scellée. Raconter une histoire, oui.
Frederic Potet dans Le Monde du 9 février 2020
lire aussi dans Le Monde : Un jour, un objet fait en France (7/10) : la charentaise https://www.lemonde.fr/m-styles/article/2020/12/29/un-jour-un-objet-fait-en-france-7-10-la-charentaise_6064724_4497319.html