« On n’a pas fait des cours d’histoire, on la vivait en vrai » : à Amiens, des lycéens œuvrent à la mémoire du patrimoine ouvrier
Comment l’histoire favorise la connaissance intergénérationnelle.
Des élèves de filières bac pro se sont plongés dans les deux cents ans d’histoire de la manufacture de velours Cosserat et en ont tiré un livre. Ils y ont découvert l’existence de vestiges uniques datant de la première guerre mondiale.
Bien sûr, il manquait l’agitation du millier d’ouvriers, la fumée sortie des hautes cheminées et le bruit sourd de la salle des 500 métiers. Mais, en déambulant sur la friche de 13 hectares de l’ancienne usine Cosserat d’Amiens, des élèves du lycée technologique Edouard-Gand ont très vite perçu le poids de l’histoire ouvrière nichée derrière les façades classées de la manufacture de velours.
C’est une véritable immersion dans le passé industriel amiénois qu’ont vécue pendant un an ces élèves des trois filières bac pro (services soins à la personne, métiers de la mode et services proximité vie locale animation). Kévin Desnoyers, 17 ans, élève en 1re et futur animateur, n’en revient toujours pas. « Avec les profs, il y a certains projets où je donne ma présence. Là, pour la première fois de ma vie, j’ai donné ma motivation. »
Une de ses camarades de classe, Valentine Labelle, 16 ans, confirme : « On savait que ce projet ne serait pas banal et moi qui n’aime pas trop l’histoire, j’ai adoré. Pendant un an, on n’a pas fait des cours d’histoire, on la vivait en vrai. C’était l’Histoire, à Amiens. »
Succès en librairie
La petite histoire, c’est celle d’un enseignant en lettres-histoire-géographie de 39 ans convaincu que, pour intéresser ses élèves de 1re bac pro, il faut les confronter à la réalité du terrain. A la manière du professeur John Keating du Cercle des poètes disparus, Louis Teyssedou les a plongés dans le passé de l’usine Cosserat, emblématique manufacture de velours et coton fondée en 1794 à Amiens, et il a ainsi balayé avec eux les chapitres sur l’industrialisation, la pollution industrielle, la première guerre mondiale ou la question sociale.
« On est fiers. Notre prof nous a fait aimer l’histoire », confie Valentine Labelle, lycéenne
Juste avant le deuxième confinement, les lycéens ont visité l’usine puis emprunté une trentaine de documents aux archives départementales. Lettres manuscrites du XIXe siècle, plans réalisés à la plume, photos en noir et blanc qui racontent la hiérarchie masculine face aux ouvrières alignées derrière les métiers à tisser : toute cette matière jusqu’ici enfouie a donné naissance à un livre sur le monde ouvrier de l’usine de velours.
L’ouvrage De Cosserat tu causeras, entièrement réalisé par la quarantaine d’élèves du lycée technologique Edouard-Gand, s’est retrouvé exposé dans la vitrine de la plus grande librairie d’Amiens. Les 300 exemplaires se sont vendus en quelques jours. « On est fiers, sourit Valentine Labelle. Notre prof nous a fait aimer l’histoire. »
Présence américaine
Et l’aventure ne s’arrête pas là. Ces futurs animateurs des quartiers, couturiers ou aides-soignants ont découvert que deux baraquements de bois situés à l’entrée de la friche étaient des vestiges uniques de la première guerre mondiale. « J’ai un côté chien à truffes, dit en souriant Louis Teyssedou. Je me suis pris à mon propre piège de ces deux cents ans d’histoire qui vous regardent. »
En se penchant sur les huisseries des bâtiments, le professeur amiénois a appris avec l’aide de la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) que le bois utilisé n’était pas français mais américain. « Ce genre de préfabriqués étaient coupés dans les forêts américaines et pouvaient être assemblés en une journée par une dizaine d’hommes, explique Alexandre Coulaud, responsable de recherche archéologique à l’Institut national de recherches archéologiques préventives. La Croix-Rouge américaine avait implanté ces structures pour soigner les blessés de la Grande Guerre et les civils. C’est un vrai sujet d’étude pour nous, archéologues, car ce sont certainement les derniers de France. »
Le professeur d’histoire a également contacté l’ambassade des Etats-Unis qui, depuis, se penche sur ces vestiges encore en très bon état. De son côté, la DRAC s’intéresse à l’ensemble du site, car toute une partie est protégée au titre des monuments historiques.
« En se plongeant dans les archives, le public scolaire s’est pris au jeu et l’on envisage une collaboration pour aller plus loin dans la sensibilisation de la jeune génération à l’histoire », explique Christian Douale, directeur adjoint délégué chargé des patrimoines et de l’architecture à la DRAC Hauts-de-France.
Des vestiges menacés par un projet immobilier
Surtout, la DRAC étudie désormais la possibilité de transformer ces bâtiments de la première guerre mondiale en espace culturel. « Il faut un lieu pour raconter l’évolution du site, l’histoire du textile, les particularités du velours et notre passé collectif », estime Christian Douale.
Malheureusement, le temps presse. Un promoteur a racheté une partie des bâtiments du site Cosserat pour y aménager 400 logements, des activités et des services « tout en assurant la préservation du patrimoine inscrit », assure le groupe Réalités, acquéreur de la friche en 2019. Mais le 11 mai, lors du démontage de la toiture de la salle des 500 métiers, un pan de mur inscrit au titre des monuments historiques est tombé. L’agence Réalités s’est engagée à le reconstruire à l’identique, mais Louis Teyssedou et ses élèves craignent que le passé textile et ouvrier ne disparaisse petit à petit.
Aidé par les Archives nationales du monde du travail, basées à Roubaix (Nord), le professeur d’histoire remue ciel et terre pour sauver ce patrimoine amiénois. Fin juin, ses élèves vont proposer un spectacle sur la dynastie patronale Cosserat et le destin de ses ouvriers aux classes de CP des écoles d’Amiens. L’usine en déclin a définitivement cessé son activité en 2012, mais la jeune génération veut continuer à « causer de Cosserat ».
Sophie Moniez, publié dans le « fil Good » du , lundi 23 juin 2021