8 mars, Ré-enchanter la vieillesse des vieilles femmes…,
Le 8 mars, c'est aussi la journée des Vieilles Femmes. Or Gris a choisi de mettre en avant l'angle mort de la pensée féministe : la vieillesse et la dépendance, avec un article de Rose Marie Lagrave, sociologue spécialisée dans les questions de genre.
Mettez vous à l'aise, installez vous bien , c'est un peu long, mais ça vaut le coup…
Cet article … entend prendre le contre-pied des visions normatives dominantes de la vieillesse et de sa définition en termes de déprise, de privation, de renoncement, en sorte que la vieillesse se réduirait à ce qu’elle n’est plus : une éternelle jeunesse. Il ne s’agit pas non plus de … métamorphoser la vieillesse en un âge de la sagesse, comme il existerait un âge de raison. La vieillesse peut être déraisonnable et indocile, tout comme elle peut conduire à une façon plus apaisée de vivre. C’est dire que l’on voudrait envisager la vieillesse autrement, et penser qu’elle peut être un lieu d’observation privilégié des normes de genre et de sexualités, qu’elle constitue l’un des impensés du féminisme, qu’elle peut être encore un moment de révolte et de subversion, et pas seulement un moment d’assistanat et de résignation. …
Cette contribution …est fondée … sur une double expérience à la fois esthétique et subjective, … éloignée toutefois de mes préoccupations scientifiques habituelles. Subjective, tout d’abord, en raison de ce qu’on appelle « l’entrée » dans la vieillesse, comme on entrerait en religion, … Esthétique, ensuite, en raison d’un choc savamment et sciemment construit par une série photographique de vieilles femmes, série intitulée « Mature » par le photographe hollandais Erwin Olaf, et dont j’ai analysé ailleurs les effets et les émotions qu’elles suscitent [1]
Exposée, cette série fait scandale, car elle met en scène des versions différentes de la relation entre vieillesse/femme/désir/finitude, versions « ob-scènes » par le trouble qu’elles suscitent dans les représentations habituelles de la vieillesse en présentant de vieilles femmes désirantes, et à mes yeux, désirables. Par contraste, la série « Paradise » du même photographe met en scène des caricatures d’hommes vieux, maquillés en clowns, tous occupés à forniquer de manière prédatrice, comme si la vieillesse n’était pour eux qu’une éternelle érection, jusqu’à l’outrance. Et ce sont ce trouble et ce contraste qui permettent de saisir la vieillesse autrement, en la constituant en lieu d’observation …des sexualités selon le genre, mais également de réaliser un retour critique sur les valeurs dominantes. On voudrait montrer, en effet, que toute pensée et traitement de la vieillesse en tant que telle s’inscrivent dans une vision arbitraire et discriminante des âges. La vieillesse est à penser en amont, pendant tout le parcours de la vie. Le temps de la vieillesse requiert certes des ajustements, mais à la condition que le travail d’autonomie et de care, …soit un travail d’incitation et d’accompagnement de toute la vie. Or, le travail d’autonomie est et a toujours été au centre de l’entreprise féministe, c’est pourquoi on peut parler d’une approche féministe de la vieillesse, car vivre, c’est apprendre à vieillir par l’incorporation progressive et tout au long de la vie d’un habitus de l’autonomie.
Toutefois, ces assertions demandent à être explicitées, et l’on se propose de le faire en trois moments. On s’interrogera tout d’abord sur les raisons du silence du mouvement féministe au sujet de la vieillesse, pour proposer ensuite une approche féministe qui dénaturalise la vieillesse et fasse une place au désir dans l’économie de la vieillesse. Enfin, il s’agira de s’emparer de la vieillesse comme d’un révélateur de valeurs et de normes niées, déniées et stigmatisées dans le monde social et pourtant porteuses de civilisation des mœurs ….
? Un féminisme minimaliste
Les engagements féministes ont marginalement concerné la vieillesse qui n’a fait l’objet d’aucune lutte ou pratique spécifiques collectives d’envergure. Hormis le collectif de la maison de retraite autogérée de Montreuil, celle des Babayagas [2] ou d’autres initiatives dispersées, …, rares sont encore les Panthères grises en France [4]
Or, ce pays est vieillissant, et la mortalité différentielle donne aux femmes une espérance de vie plus élevée que celle des hommes. Les femmes âgées sont plus nombreuses, plus pauvres aussi et plus solitaires que les hommes, car « le vieillissement accentue les inégalités entre hommes et femmes …(5)Toutefois, cette heure de vérité sociale sexuée est paradoxalement passée sous silence par les groupes féministes qui laissent « le grand âge », comme on dit, au traitement des politiques sociales et familiales. Ce silence est d’autant plus paradoxal que la génération des militantes du MLF des années 1970 – la mienne – atteint à présent les lisières de la vieillesse et que nous arrivons en ordre dispersé, atomisées, chacune pour soi, à ce moment qui requiert pourtant une solidarité, une pensée et une action collectives pour échanger des expériences, et ne pas tomber dans le cercle de la solitude et de l’impensé de la vieillesse. Or, à ma connaissance, aucun groupe féministe « généraliste » ou « inter-âges » constitué ne travaille durablement sur ce sujet, alors que nous l’avons fait collectivement pour la légalisation de l’avortement, pour la contraception, contre les violences faites aux femmes. Tout se passerait comme si le mouvement avait lutté pour choisir de faire naître, tout en laissant vieillir et mourir [6]…
6On lit certes périodiquement des romans livrant l’expérience de la vieillesse, …. Des écrivaines, qui se revendiquent féministes, en racontent les outrages et les bonheurs [8]…, mais rien ne vient faire collectif et lutte pour une génération dont la jeunesse fût féministe. Il est en outre troublant de constater que les conditions d’enfermement, de solitude, de retraite des vieux et des vieilles ne constituent pas des motifs de rassemblement et de luttes, pas même au moment de la canicule meurtrière de 2003. Il y aurait ainsi une sorte de …cécité des groupes féministes à l’égard du grand âge, et notamment de la part de la génération des militantes des années 1970 dont on est fondé d’attendre qu’elle refusera l’indignité sociale et le regard social stéréotypé qu’elle a toujours dénoncés à tous les âges de la vie.
7Comment comprendre dès lors ce silence des féministes sur la vieillesse, et sur la leur au premier chef ? Plusieurs éléments articulés et cumulés peuvent rendre justice à ce qui peut paraître comme un déni ou un évitement. En premier lieu, cette génération a été prise de court, court-circuitée dirait-on, toute occupée à devoir attester de sa compétence professionnelle et politique, en sorte que nombre de militantes se retrouvent vieilles sans avoir eu le temps de voir passer le temps. En second lieu, la génération féministe des années 1970, comme une fraction non négligeable de la génération de Mai 68, est parvenue à conquérir des postes de décision et de pouvoir, et ces postes à responsabilité, y compris dans le féminisme d’État, sont occupés par des femmes devenues vieilles au sens âgiste du terme, mais jeunes parce que pionnières dans l’accès tout récent à ces responsabilités. Ainsi, fait nouveau, des vieilles peuvent être novices et faire leurs premières armes. D’où le sentiment de la nouveauté sociale qui l’emporterait sur l’avancée en âge.
8Mais plus profondément, on peut penser que cette génération, qui ne parle pas de vieillesse alors qu’elle a revendiqué le droit à la parole et revendiqué un corps parlant, est rattrapée par ce corps parlant, par ce corps qu’elle n’a pas pensé à penser vieux. Cette génération qui n’a cessé de clamer « mon corps m’appartient », se tait étrangement lorsque ce même corps donne des signes de décrépitude et de départ. Le féminisme, on le sait, n’a cessé de « dé-biologiser » les affects du corps et les phénomènes sociaux ; or la vieillesse est un temps où le biologique se rappelle cruellement au corps et à la pensée. Comment penser simultanément la construction sociale des corps et les signes biologiques de la mort ? Comment sortir de ce dilemme, ou plutôt comment le résoudre dans une optique féministe qui ne cède toutefois jamais sur le terrain de la dénaturalisation des âges ? Est-ce que les inégalités selon l’âge viendraient supplanter les inégalités selon le genre, en écrêtant les différences sexuées tout comme serait éradiquée toute velléité de désir et de plaisir sexuel ? Ces questions et bien d’autres encore sont au cœur d’une analyse féministe de la vieillesse, puisque le biologique viendrait démentir ce que l’histoire et la culture avaient patiemment construit. Cette entreprise de dénaturalisation de la vieillesse est toujours et encore à faire, en mettant notamment au jour l’arbitraire des catégories d’âges et leurs usages sociaux à des fins de classements des populations, selon les catégories libérales du marché du travail entre actifs et inactifs, au principe de la confusion entre retraite et vieillissement. Toutefois, ce silence féministe est peut-être à mettre au compte d’une butée de la pensée, confrontée non pas à « l’âge d’homme », comme le souligne Françoise Héritier [9], …mais à la vieillesse des deux genres, en clair à la mort, et le féminisme est aussi démuni que les autres approches pour appréhender la mort.
9Une autre raison de ce silence féministe tient peut-être à l’invention encore incertaine d’une vieillesse différente de celle des générations précédentes, qui se peaufinerait sans faire de bruit. De la même manière que la génération féministe des années 1970 n’a pas eu le même rapport aux institutions que sont la Famille, l’Église, l’État, l’École [10]…. que la génération des mères, de même cette génération vit, conçoit et invente une vieillesse différente, mais sans la mettre en théorie et la conceptualiser par une approche féministe estampillée. Cette relative rupture avec la génération des mères concernant le rapport à la vieillesse tient au décalage entre l’identité sociale virtuelle, celle qu’on s’attend à voir d’une personne vieille, et l’identité sociale réelle, celle éprouvée par la personne, pour reprendre les définitions de d’Erving Goffman [11],….
10Ainsi, faute de pouvoir surmonter… la tension entre le biologique et le social, la mise en fiction romanesque et la version littéraire de la vieillesse constituent l’un des registres choisis par cette génération féministe pour témoigner de la vieillesse sans passer par une analyse en règle. Laisser des traces littéraires peut être aussi compris comme un ultime souci d’élégance sociale, mais cela peut également signifier un renoncement au tranchant d’une analyse dont on s’aventure toutefois à indiquer quelques-unes des approches possibles.
? La nature ne reprend pas ses droits
La vieillesse comme les autres moments de la vie est à dénaturaliser, et ce fut bien la principale tâche du féminisme que de procéder à la déconstruction sociale des inégalités sexuées, et de mettre au jour le tour de passe-passe consistant à imputer à des causes biologiques ou anatomiques ce qui est de l’ordre de la construction historique, anthropologique et sociale des inégalités entre hommes et femmes. Si l’on suit la logique féministe, on ne devrait jamais s’arrêter dans cette entreprise de dénaturalisation : il s’ensuit que le constat d’un vieillissement biologique du corps ne peut être le seul élément ou argument pour fonder le vieillissement social : loin d’être le seul résultat du vieillissement des cellules, le vieillir est socialement construit. Cette dénaturalisation de la vieillesse suppose donc de déconstruire une conception âgiste de la vie et des rapports sociaux, mais également une vision communautariste de la vieillesse, consistant à en faire non seulement une catégorie à part, mais à mettre les vieux à part jusques et y compris dans les recherches. Il s’agit ainsi de questionner un ordre des âges dans lequel la vieillesse fait particulièrement l’objet de normes sociales, sexuelles, familiales, supposant déprise, privation, et répression, intériorisées sous forme d’interdit, tel celui de désirer et d’être désirée, comme l’attestent le regard et le corps sensuels des femmes de la série photographique « Mature » déjà citée.
Cela suppose aussi de proposer une autre définition de la vieillesse, et … de la qualifier en termes d’incapacité à exercer sa liberté. Retenir cette définition de la vieillesse, c’est donc refuser une définition statistique et biologique par l’âge, pour lui substituer une interrogation sur les raisons et les contextes qui engendrent la déprise et la dépossession de soi et de sa liberté. Cela nécessite de mettre au jour la logique d’engendrement de la vieillesse, logique qui ne commence pas avec l’avancée en âge, mais qui tient aux possibilités d’exercer sa liberté et aux pratiques d’autonomie tout au long de la vie, c’est-à-dire à tout le travail accompli pour acquérir une autonomie, en sorte qu’elle soit progressivement incorporée, c’est-à-dire naturalisée ou devenue seconde nature au moment du grand âge. L’antidote de la vieillesse, c’est la possession d’une capacité d’autonomie ….
Exercer sa liberté, c’est d’abord être insoumis aux normes qui conforment et formatent les vieux en individus socialement acceptables et dociles. Or, ces normes sont fréquemment aussi des procédés de mise à distance de la vieillesse, et le savoir vieillir jeune est l’un d’entre eux.
Le vieillir jeune est devenu un diktat, une règle, un combat, ainsi tout l’espace médiatique et marchand est saturé d’images en trompe l’œil [12]…. Être vieille et paraître jeune donne constamment lieu à des controverses entre les tenants de l’acceptation de son âge et les partisans d’un maquillage des âges. On peut se demander quelle est la règle informelle qui voudrait que les vieux paraissent vieux, et si oui, quelle est l’image de la vieillesse en vogue : de la mamie gâteau et gâteuse, à la vieille femme dont les rides sont censées incarner les plis de la sagesse, les versions de la vieillesse sont contradictoires de sorte qu’on ne sait plus à quelle vieillesse se vouer. Toutefois, on peut comprendre ces entreprises incitant à vieillir jeune de deux manières antagonistes. La première est de considérer le vieillir jeune comme une opération de travestissement du corps, qui, comme toutes les autres formes de travestissement, est un signe fort d’appropriation sociale de son corps en l’artificialisant, c’est-à-dire en posant que « mon corps m’appartient ». En atténuant et en réparant les signes du vieillissement, on organise ainsi un trouble dans les frontières de l’âge, de la même manière qu’existe un trouble dans le genre [13], et ce trouble peut subvertir les codes assignés aux âges, en brouillant les frontières, en jouant sur le faux-semblant. Ce travestissement peut cependant conduire à deux stratégies opposées : soit, c’est une concession faite aux codes imposés de la jeunesse et donc une mise en conformité à ce qui est socialement encouragé et culturellement légitime, soit c’est un jeu avec les codes de la jeunesse pour déjouer les assignations et les signes de la vieillesse, et c’est un signe de révolte contre le regard social dominant sur la vieillesse. Plus encore, le travestissement peut servir à faire signe de son désir, tout comme il peut n’être qu’un signe de plus pour se conformer au désir masculin. II ne s’agit aucunement d’émettre un jugement esthétique ou moral sur le paraître jeune quand on est vieille, mais d’essayer de comprendre la puissance de l’impératif catégorique du vieillir jeune pour des personnes n’ayant ni les moyens financiers, ni la force de rester jeune. Rester jeune quand on est vieille est devenu un marché florissant dans lequel rivalisent les marchands de lifting, miroir aux alouettes et miroir sans tain où s’impressionnent des visages féminins en quête de travail, de séduction, ou tout simplement de présence sociale. La vieillesse constitue en creux le moment de vérité de la place assignée aux femmes : des objets séduisants sexuellement disponibles pour le désir masculin. Vieilles, ménopausées, elles sortent du marché sexuel et de La grande arnaque [14][14]P. Tabet, La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange…, alors que les hommes eux, comme dans la série photographique « Paradise » continuent de valoir sur le marché sexuel, mais aussi reproductif. D’où l’orthopédie esthétique des visages surchargés de fards, réellement déphasés, que l’on peut lire toutefois comme des peintures du corps sur lesquels l’onction de la jeunesse entend rester indélébile. Ou de comprendre encore que le rester jeune peut signifier une certaine élégance et un respect vis-à-vis de soi et des autres, car organiser un faux-semblant c’est aussi tenter d’échapper au classement immédiat dans la catégorie des vieux dont il est attendu qu’ils se comportent à la façon des vieux.
Néanmoins, et c’est le second aspect du vieillir jeune, la fêlure des normes ancestrales de la vieillesse a les limites des effets de l’inversion de tout stigmate. Opposer au vieillir misérabiliste le vieillir jeune, c’est renverser une proposition sans remettre en cause les normes qui sous-tendent le fondement discriminatoire du stigmate. En niant le stigmate par son envers, on redit plus fortement encore l’ordre social, au lieu de travailler au dépérissement des raisons du stigmate. Prendre le stigmate de la vieillesse à bras-le-corps, c’est pouvoir et savoir confronter son corps peinturluré ou son corps vieilli au regard de l’autre, et donc avoir au préalable travaillé sur la honte de soi inculqué aux femmes qui ressort avec plus de force lors de la ménopause, ainsi que tout au long de la vieillesse. Travailler sur la honte de soi, c’est aussi réfléchir sur le statut et la place du désir dans l’économie de la vieillesse.
? Pour une vieillesse désirante
Renoncer au désir, renoncer à son désir, c’est entrer dans la vieillesse comme destin ou comme fatalité, et rien n’est plus difficile que de ne pas renoncer au désir, à un âge où il est socialement proclamé forclos, où il est à ranger aux oubliettes. Le désir prend certes bien des formes, diverses, multiples, paradoxales, mais, en son fondement, il est principe de vie, il fait la vie en investissant des supports très différents, à condition qu’on le fasse vivre.Face au désir, la vieillesse peut être en continuité ou en rupture avec la façon dont chaque individu a trouvé tout au long de sa vie des arrangements avec son désir. Nombre de femmes ont souvent dû composer avec leur désir face à celui de leurs partenaires et à celui des enfants, au point qu’il peut être enfoui ou dénié et qu’il n’est plus un ressort pour explorer de nouvelles réalisations. En revanche, enfoui mais re-convoqué, il peut être la matrice d’une vie à soi, d’Une chambre à soi [15][15]V. Woolf, Une chambre à soi, traduit de l’anglais par C.…, d’un désir à soi pour rester réceptive aux sollicitations des autres, et refuser un repli sur soi.
Mais le désir est aussi désir sexuel et désir de sexualité, et c’est là que le bât blesse, car notre société jette un voile pudique sur les sexualités des vieux, par où le scandale arrive. Tout se passe comme si la vieillesse était synonyme de sortie du marché des sexualités au motif qu’une femme ménopausée n’a plus cours et n’est plus en cour. Exclues du regard désirant masculin, certaines femmes s’excluent elles-mêmes du désir en devançant l’appel. Le « ce n’est plus pour moi », le « je suis délivrée de l’obligation de séduire », le « il y a un âge pour chaque chose », le « j’ai mon retour d’âge », autant d’expressions qui disent la peur du désir tant il peut troubler l’ordonnancement des choses, des âges et des sexualités. Elles devancent l’appel, parce qu’il n’y a plus d’appel, en sorte que le désir des vieilles devient risible, comme leurs amours, puisque la société n’attend plus d’elles qu’elles jouent le jeu de la séduction. Exclues du regard désirant masculin auquel fréquemment elles se sont conformées, elles peuvent aussi expérimenter le regard désirant féminin, moins prisonnier des codes sociaux dominants, en s’apercevant que l’hétérosexualité a été une norme qui a canalisé leur désir. À ce titre, il y a dans l’expérience de la vieillesse quelque chose qui l’apparente à l’adolescence. Les normes sociales et sexuelles sont déstabilisées, deviennent incertaines et imprévisibles dans la manière de rencontrer sexuellement l’autre, tout comme elles sont souvent encore largement indéterminées à l’adolescence. Ce sont deux âges de disponibilité, d’indécision et de possibles bifurcations dans les orientations sexuelles.
Les hommes, eux, bien qu’âgés restent toujours cotés sur le marché sexuel. L’âge ne vient pas perturber la légitimité d’un désir sexuel masculin qui ignore les effets générationnels en séduisant plus jeunes que soi. Les clowns fornicateurs de la série « Paradise », ou le cru des mots du roman l’Après-vivre de Serge Doubrovsky [16], qui raconte le rituel des piqûres pour demeurer sexuellement actif, sont deux illustrations de ce que Françoise Héritier appelle « la licéité du désir masculin » habilité à s’exercer partout et à tous âges, et, au moins dans ces deux exemples, peu enclin à changer de sexualité, tant les codes hétérosexuels sont respectés à la lettre. Ces quelques exemples concernant la honte de soi ou la peur de changer de registre sexuel introduisent à un troisième aspect de la vieillesse, en tant qu’elle est un révélateur et un observatoire de la dureté du monde [17]….
? Contre la dureté du monde, la vie en sa fragilité
20La vieillesse constitue l’heure de vérité de la rudesse des contraintes sociales concernant l’ensemble de la vie, et des limites de l’exercice de la liberté. Si le vieillir jeune suppose l’acquisition précoce et tout au long de la vie de l’autonomie et de l’exercice de la liberté, comment ne pas voir cependant que la vieillesse est une mise à l’épreuve des limites d’acquisition de cette autonomie par la dépendance physique et mentale que peut engendrer le grand âge. La dépendance suppose vulnérabilité et fragilité, et ces deux qualités sont des handicaps quand il s’agit des vieux, alors que chacun est prêt à s’extasier devant ces mêmes qualités chez les enfants. Or, la plus grande leçon politique que l’on peut tirer de la vieillesse tient à sa capacité de remise en cause des valeurs dominantes. Face à la concurrence, à la compétition, à la violence des rapports sociaux, la vieillesse oppose la vulnérabilité. Il s’agit toutefois d’une valeur non spécifique à la vieillesse, puisqu’elle est constamment présente tout au long de la vie, mais ignorée et cachée tant elle a mauvaise presse dès qu’il faut se vendre sur le marché du travail. C’est de surcroît une valeur constamment référée au féminin. Ré-introduire le vulnérable et le fragile, c’est commencer à éroder la dureté de la vie et prôner les valeurs du care [18]…, c’est-à-dire le souci de soi et inséparablement le souci du soi des autres, non dans une optique de prise en charge, mais comme action politique de destitution de l’individualisme et de la compétition comme fondement du lien social. Il faudrait ainsi pouvoir être vieux toute la vie, pour ralentir les cadences au travail, pour défendre une sexualité déconnectée de la procréation, pour oser dire qu’il y a des limites à l’autonomie et avouer que l’on a besoin des autres. Il faudrait être vieux toute sa vie pour désenclaver les sexualités de leurs carcans de savoir faire et de savoir jouir techniques, afin d’inventer des érotismes non dominants et prendre le temps d’installer ses désirs dans le temps, et à tous les âges. Et attester ainsi que sexualité et procréation ne sont pas nécessairement liées, et qu’on peut avoir du plaisir en dehors d’une sexualité codée et performante. Au lieu de faire de l’expérience des vieux le creuset de la sagesse qui n’est bien souvent que la ratification et la légitimation du monde tel qu’il est, la capitalisation des expériences des vieux constitue au contraire un capital social et politique de critique et de questionnement. Ce capital d’expérience pourrait servir à mettre au jour les aléas historiques de la construction des normes et contribuer ainsi à les dénaturaliser, tout en fixant les limites de l’ajustement de la vieillesse au monde tel qu’il est. Il faudrait alors procéder à un double mouvement : remettre en cause le monde tel qu’il va, inadapté à la vieillesse puisqu’il la tient à l’écart, puisqu’elle est un poids social en raison des retraites à payer et des soins à sécuriser financièrement, et inséparablement réinsérer tout au long de la vie les valeurs de la vieillesse.
21On le voit, la vieillesse permet une interrogation en retour sur les normes et les valeurs des sociétés ; elle dit plus fortement les normes implacables, au principe de l’univers marchand désenchanté. Ainsi, le déplacement du regard sur la vieillesse à l’ensemble de la vie permet de mettre au jour les possibles apports de la vieillesse à toute entreprise de civilisation plus humaine des mœurs, en réintroduisant du care, du vulnérable, du fragile, de la solidarité dans tous les rapports sociaux à tous les âges de la vie. Il n’y aurait donc plus de traitement social de la vieillesse à part, mais traitement social de la dureté des rapports sociaux. On en finirait, aussi, avec une approche infantilisante et/ou familialiste de la vieillesse, qui l’une comme l’autre sont des négations du parcours antérieur d’un individu et de sa volonté d’autonomie, au moment même où l’on réprouve l’infantilisation des enfants. De même, la vision familialiste inscrit les vieux dans des obligations de parenté, en ne retenant de leur statut que le grand-père ou la grand-mère, c’est-à-dire une identité qui viendrait de leur descendance et non de leur propre parcours de vie.
22Le risque est grand, toutefois, en prônant l’autonomie, de culpabiliser celles et ceux qui sont dépendants, car on acquiert rarement l’autonomie en bout de course. Il faut, dès lors, réfléchir et prendre en compte les phénomènes de dépendance, car tous les vieux n’ont pas eu les mêmes chances d’acquérir une autonomie, l’expérience de la vieillesse restant inégale selon les genres et les classes sociales. L’autonomie acquise comme une seconde peau peut par ailleurs conduire soit à l’affirmation de cette autonomie jusqu’au bout, soit au contraire à une volonté de prise en charge parce que le travail d’autonomie a demandé trop d’énergie et un prix à payer exorbitant.
23On ne doit pas, en effet, substituer à l’approche misérabiliste de la vieillesse une approche prométhéenne voulant que les vieux se prennent en charge eux-mêmes et jusqu’au bout de la vie au nom de l’autonomie et de la liberté. Le raisonnement est inverse : dès lors que la fragilité ne serait pas un défaut, sa prise en compte susciterait des actes et des valeurs du care qui seraient à l’œuvre dans tout le parcours de vie, de sorte que la vieillesse n’aurait pas un traitement particulier mais ferait partie du souci des autres.
Reste que l’exercice de la liberté et de l’autonomie peut aller jusqu’à la volonté de décider de mourir dans la dignité et de décider du moment de sa mort. En effet, on peut dire que la vieillesse est le moment d’engendrement de la mort. Pourtant, la liaison est rarement faite entre vieillesse et mort pour ne pas s’angoisser et angoisser les vieux. Si la peur de la mort est tenace, la peur d’être privé de son autonomie et la peur de la dépendance comme aliénation sont tout aussi chevillées au corps. Toute réflexion sur la vieillesse est une réflexion sur la mort et les conditions du mourir, qui, elles aussi doivent être réinterrogées. De même que les vertus d’autonomie et de liberté font partie du bien vivre, de même, ces vertus font partie du bien mourir, c’est-à-dire entre autres de possiblement se donner la mort. Ainsi, le slogan « mon corps m’appartient » est toujours d’actualité, mais pour apprivoiser la mort cette fois. Le docteur Pierre Simon, compagnon de route du mouvement féministe des années 1970 [19][19]P. Simon, De la vie avant toute chose (autobiographie),…, et militant de la première heure pour la contraception et l’avortement dans les années 1960, l’avait bien compris. Il a travaillé jusqu’en 2008, année de son décès, à trouver et à faire admettre les conditions du mourir dans la dignité, car choisir de faire vivre et ne pas laisser mourir à n’importe quel prix sont dans la même logique de l’exercice de la liberté.
Ces questions, iconoclastes et dérangeantes ne peuvent être posées qu’à la condition de ne pas se situer dans une approche âgiste de la vie. Il faut tout au contraire continuer à penser ces abyssaux paradoxes que sont la vie et la mort, avec l’assurance fragile de lutter pour que la vieillesse comme déficience des forces physiques ne soit pas un avilissement social, moral et politique. Le regard misérabiliste sur la vieillesse qui fabrique une vieillesse plus vieille encore, et le regard réhabilitateur pour la rendre plus jeune et la lifter en la rendant toutefois plus misérable sont deux postures à renvoyer dos-à-dos. Une approche féministe de la vieillesse suppose l’insoumission aux normes d’un âge pour refuser le dessaisissement de soi, en osant affirmer des désirs sociaux et sexuels, tout en prenant le plus grand soin des vulnérabilités à tous les âges. Or, cette approche est encore collectivement à inventer pour que nul ne tombe dans la déchéance et dans l’indignité, ce qui suppose de participer au combat pour une mort choisie, dans la suite logique des combats pour la maîtrise du corps, et de la vie. ?
Les notes - numérotées-sont en seconde partie
Rose-Marie Lagrave ; Mouvements 2009/3 (n° 59), pages 113 à 122
Cf. R.-M. Lagrave, « Retable », in P. Artières et al., Sept images d’amour, Les Prairies ordinaires, Paris, 2006, p. 10-41. Cette contribution est partiellement issue d’une conférence donnée à l’Université de Bogota.
On renvoie dans ce numéro à l’entretien de T. Clerc, créatrice de cette maison.
R. Gossard, J. Huguenin, La révolte des vieilles. Les Panthères grises toutes griffes dehors, Harmattan, Paris, 2002.
En 1970, en pleine guerre du Vietnam, Maggy Kuhn et quatre de ses collègues tout juste retraitées, fondent à Philadelphia l’association des Panthères grises, sur le modèle des Black Panthers, qui se donne pour objectif de défendre les femmes âgées.
C. Attias-Donfut, « Sexe et vieillissement », in T. Blöss, sous la direction de, La dialectique des rapports hommes-femmes, PUF, Paris, 2002, p. 203.
D. Memmi, Faire vivre et laisser mourir : le gouvernement contemporain de la naissance et de la mort, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », série « Politique et sociétés », Paris, 2003.
C. Détrez et A. Simon, À leur corps défendant. Les femmes à l’épreuve du nouvel ordre moral, Seuil, Paris, 2006, notamment le chapitre II « De quelques thèmes d’actualité ».
Cf., par exemple, B. Groult, La touche étoile, Grasset, Paris, 2006 ; N. Châtelet, La femme coquelicot, Stock, Paris, 1997 ; P. Fleutiaux, Des phrases courtes, ma chérie, Actes Sud, Arles, 2001.
F. Héritier, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, Paris, 1996.
P. Bourdieu, La domination masculine, Seuil, Paris, 1998, p. 41.
E. Goffman, Stigmate, Les usages sociaux des handicaps (1963), Éditions de Minuit, coll. « Le Sens commun », Paris, 1975.
Cf. notamment la fonction du journal Notre Temps, à l’adresse des retraité-e-s, journal qui diffuse un modèle de femmes âgées toujours belles et séduisantes. A. Gestin, « La retraite, une seconde carrière », in R.-M. Lagrave et al., Dissemblances. Jeux et enjeux du genre, L’Harmattan, Paris, p. 145-159.
J. Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, La Découverte, Paris, 2005.
P. Tabet, La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, L’Harmattan, Paris, 2004.
V. Woolf, Une chambre à soi, traduit de l’anglais par C. Malraux, Éditions Gonthier, Paris, 1951.
S. Doubrovsky, L’Après-vivre, Grasset, Paris, 1994. Ce roman qui fait suite au Livre brisé décrit notamment comment un homme vieux doit recourir à toutes sortes de médicaments et de piqûres pour tenir ce qu’il croit être son rôle sexuel vis-à-vis de sa partenaire, une femme beaucoup plus jeune que lui.
R. Castel, « Pierre Bourdieu et la dureté du monde », in P. Encrevé et R.-M. Lagrave, Travailler avec Bourdieu, Flammarion, Paris, 2003, p. 347-355.
P. Paperman et S. Laugier, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », Paris, 2005.
P. Simon, De la vie avant toute chose (autobiographie), Mazarine, Paris, 1979.