« Pour se sauver, la culture a besoin des vieux »
Pour soutenir la culture, Emmanuel Macron a esquissé des pistes qui ciblaient les jeunes, artistes comme public, sans évoquer celle des seniors, qui fait largement vivre le secteur.
Les vieux – pardon, les aînés – ne sont pas à la fête. Ils sont les premières victimes du Covid-19. On les incite à rester à la maison. A déserter l’espace public. Ils étaient introuvables, le lundi 11 mai, premier jour du déconfinement, quand, sur le coup de 18 heures, les berges du canal Saint-Martin, à Paris, se sont transformées en immense bar à ciel ouvert – 2 000 jeunes agglutinés, pas un senior à l’horizon. Ils étaient également absents de l’intervention télévisée d’Emmanuel Macron, le 6 mai, pour sauver la culture. Le président est apparu en bras de chemise, les mains démonstratives, le verbe familier. Il ciblait les jeunes, les artistes comme le public. Pas les vieux.
Le président entend privilégier « les créateurs de moins de 30 ans », et il a répété trois fois qu’il faut aider « nos enfants » à accéder à la culture, par exemple durant le temps des colonies de vacances. On peut le comprendre. Les jeunes représentent l’avenir. Il a été élu alors qu’il n’avait pas 40 ans. Mais son jeunisme, qui fait écho au climat « antivieux » que sent monter dans le pays Ariane Mnouchkine, directrice du Théâtre du Soleil (Télérama du 13 mai, Or Gris du 14 mai), est déconnecté des réalités. Moins de 30 ans, c’est bien trop tôt pour le format de la commande publique – elle est plutôt un aboutissement. Ça n’a aucun sens dans la culture, où les carrières sont tout sauf linéaires, où un créateur se révèle à tout âge. A moins de 30 ans, on se cherche, on est en construction. On a besoin d’appuis, d’une bourse, d’un prix, d’être invité à des événements collectifs. Or tout cela existe déjà.
Du temps et de l’argent
Catégoriser les populations aidées fait souvent quelques heureux et crée beaucoup plus d’injustice. Et puis chacun son rôle. Celui du ministère de la culture est de soutenir les musées, salles de concerts, centres d’art, théâtres, etc. A ces derniers, il incombe de programmer les créateurs. L’Etat a un combat prioritaire, et juste, qui a pour nom parité. Ce serait le dévoyer que de dire demain, mettons : aidons les femmes de moins de 30 ans installées hors de Paris.
C’est aussi et surtout le public qui sauvera la culture en retournant dans les librairies, salles de concerts, opéras, salles de cinéma, musées ou théâtres. Qui les fréquente en majorité ? Les vieux. Le boom des seniors dans les lieux culturels en dur a été constaté dans une enquête de 2009 sur les pratiques culturelles des Français. Il ne se dément pas depuis. La prochaine étude sera dévoilée dans quelques semaines, mais on sait déjà que la place des seniors s’accentue encore. Même la salle de cinéma n’est plus un bastion des jeunes. Seuls les festivals rock, les films d’action et les jeux vidéo échappent aux vieux.
Rien de surprenant à ce phénomène. Les seniors sont toujours plus en bonne santé, ils ont du temps et de l’argent. Avec un agenda dégagé, les retraités goûtent les formules d’abonnement. Et ils sont séduits par des bâtiments culturels dont le confort s’est amélioré. Pas étonnant que les consommateurs les plus intenses de culture, notamment ceux qui lisent plus de dix livres par an, ont 65 ans et plus.
Mise en danger
La palme va à la génération du baby-boom. Non seulement le nombre de naissances fut hors norme dans les dix ou quinze ans qui ont suivi la seconde guerre mondiale, mais ces hommes et femmes ont battu des records de fréquentation des lieux culturels, bien plus que la génération d’avant et que celles d’après. Ils ont désormais entre 65 et 80 ans, tout aura une fin. Il faut même s’attendre au pire, nous disait l’auteur de l’étude de 2009, Olivier Donnat : « Dans dix ou vingt ans, ils ne seront plus là et ils ne seront pas remplacés. »
Avec le virus, le pire pourrait survenir plus vite. On sait déjà qu’à l’automne il ne sera pas simple de rouvrir les lieux culturels, surtout les gros, si les jauges sont réduites de moitié et si les gestes barrières sont de mise. Alors si en plus les aînés restent chez eux… Un dilemme se pose tant qu’un vaccin ne sera pas trouvé, qui inquiète fortement les responsables de musées ou de salles de spectacle : pour se sauver, la culture a besoin des vieux, qui, en répondant à cet appel, se mettent en danger. Sale virus, qui frappe en priorité ceux qui ont un besoin vital d’œuvres originales, et qui frappe peu les jeunes pour qui la culture virtuelle, par le biais des écrans, est toujours plus dominante.
Ne jurant que par la création en marche, Emmanuel Macron a à peine prononcé le mot de patrimoine à la fin de son show sur la culture. On reste dans la même logique : la visite des monuments, palais ou châteaux, hormis les touristes, est toujours plus prisée par les seniors et désertée par les jeunes. Du reste, quand l’Etat culturel affiche une priorité, coupe dans ses budgets ou doit répondre à une crise, c’est souvent le patrimoine qui trinque. Avec le Covid-19, ce constat pourrait se répéter. Parce que le patrimoine est un truc de vieux, il est jugé réac, voire élitiste. La création bouge, les vieilles pierres sont inertes, elles ne hurlent pas, ne s’indignent pas, n’ont pas besoin de manger. Elles ont juste besoin d’être entretenues et parfois restaurées. Ce sont des opérations onéreuses, qu’il est tentant de laisser aux élus du futur, jusqu’au moment où un bâtiment menace ruine et qu’il faut sortir un chèque plus gros que prévu.
M. Macron avait pourtant trois raisons d’évoquer le patrimoine. Il est un frein à l’enlaidissement du paysage urbain ou naturel. Il dope toute l’économie environnante. Et puis, le président pouvait tirer son fil rouge sur la jeunesse en évoquant la continuité naturelle entre création et patrimoine. Les monuments accueillent toujours plus de concerts, d’expositions, de festivals de théâtre, de danse, de littérature… Et ils sont un formidable outil pour séduire le jeune public, scolarisé ou en vacances, qui peut y trouver, dès demain, une porte d’entrée sur l’histoire et, aux jours meilleurs, sur la création en marche.
Chronique de Michel Guérin dans le Monde du 15 mai 2020