Pourquoi le terme « anti-âge » va disparaître
Le magazine américain Allure s’est engagé à ne plus employer le terme « anti-âge ». Une organisation publique de santé britannique appelle les marques de cosmétiques à faire de même. Si, demain, les seniors doivent représenter un tiers de la population française, n’est-il pas temps de faire la guerre à l’« âgisme » ?
Lecteur, lectrice, êtes-vous au point sur « les meilleurs soins anti-âge pour une peau plus lisse, lumineuse et rebondie » ? Savez-vous qu’« à partir de 30 ans, la crème hydratante peut tout à fait laisser place à un soin anti-âge » ? Ou qu’à Lausanne une clinique propose un abonnement spécial millenials : - 30 % sur les actes esthétiques jusqu’à 30 ans ? Oui, « car qui dit prévention, lit-on sur elle.fr, suppose qu’on agisse avant que le plus petit signe de l’âge n’apparaisse ». C’est qu’il ne faudrait pas se bercer d’illusions, les amis : ça fait le malin, ça fanfaronne, mais ça vieillit, ça vieillit, et hop, pas eu le temps de voir la vie passer qu’on ressemble au septuagénaire que nous avait promis FaceApp. À moins de choisir l’autre option qui s’offre à vous : refuser cette obsession « anti-âge » pour devenir… anti-âgiste.
Anti-âge = anti-vie ?
« Pour changer la façon dont nous envisageons le vieillissement, commençons par en parler différemment. Nous n’emploierons plus le terme “anti-âge”. » En août 2017, le magazine de beauté américain Allure s’engage à ne plus « soutenir, via ce terme, l’idée que le vieillissement serait une condition contre laquelle lutter ». Le magazine est contacté aussitôt par « des marques, des associations, des lecteurs voulant rejoindre le mouvement », raconte la rédactrice en chef Michelle Lee.
Un an plus tard, la Royal Society for Public Health, une organisation publique de santé britannique, appelle les marques et les magazines à « suivre l’exemple d’Allure » et à se concentrer sur les aspects positifs du vieillissement, à l’issue d’une recherche ayant montré combien la pression pour garder une apparence jeune est forte et mal vécue, en particulier chez les femmes – ce que l’essayiste Susan Sontag appelait, en 1972, le « deux poids, deux mesures de l’avancée en âge ». Et la Royal Society for Public Health de déplorer : « Le vieillissement est une conséquence naturelle de la vie. Être “anti-âge” est aussi insensé qu’être “anti-vie”. »
« Philosophiquement, ce mot est une aberration »
« Philosophiquement, ce mot est une aberration, renchérit Jérôme Pellissier, chercheur en psychogérontologie. Il entretient une pression délirante, qui crée des dégâts. » Le combat à mener contre l’industrie des cosmétiques (qui pèse 25 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France, et 25 % de parts de marché du secteur au niveau mondial) n’est pas une mince affaire. Mais s’il n’y avait qu’à militer pour obtenir la suppression du terme « anti-âge » sur des crèmes…
En réalité, l’âgisme – qui qualifie toutes les formes de discrimination, ségrégation et mépris fondées sur l’âge, pour citer la définition retenue par l’Observatoire de l’âgisme – est partout, et notamment dans la publicité. Les seniors, largement sous-représentés, y ont droit la plupart du temps à deux traitements, résume Jérôme Pellissier, président de l’Observatoire : « On voit d’un côté les seniors de 50-60 ans, tous de jeunes retraités, super actifs et aisés. Le gars a une Rolex, un club de golf, les cheveux poivre et sel et une belle voiture : c’est le senior triomphant, qui est évidemment une caricature par rapport à la réalité sociologique. Et dès qu’on arrive à 80 ans, soit les personnes âgées sont totalement absentes, soit on ne les voit que pour vendre des déambulateurs. »
Dernière publicité en date ayant choqué l’Observatoire, celle de Go Sport : des jeunes en tenue sportive, avec le message « Objectif : semi-marathon », ou « Mon 1er trail » ; et pour le senior, accompagné d’un chien, la langue pendante, on lit : « Objectif : faire le beau ». Du pur mépris aux yeux de l’association, qui cite aussi une pub de Findus ayant promis « Les frites de Mamie, sans Mamie », « d’un air de dire : on a les frites, mais on évite la vieille », traduit Jérôme Pellissier. Aux États-Unis, ça ne passe pas : l’American Association of Retired Persons (AARP), qui revendique 40 millions de membres, « fait retirer des campagnes de pub du jour au lendemain, son poids est énorme ». Une forme de lobbying sans équivalent en France.
Discrimination la moins évidente
La réflexion autour de l’âgisme est beaucoup plus avancée dans le monde anglo-saxon, où le terme, forgé en 1969 par le gérontologue Robert Butler, est nourri par les recherches en sciences humaines – de Barbara McDonald, à l’origine de textes fondateurs, à Ashton Applewhite, autrice de A Manifesto Against Ageism – et appartient désormais au langage courant. « Je me retrouve à combattre l’âgisme parce qu’on me punit d’avoir eu 60 ans », s’insurgeait ainsi Madonna en mai 2019. La reine de la pop n’en finit plus d’être attaquée sur son âge, certains ne lui ayant pas pardonné d’être apparue seins nus à 56 ans en une du magazine Interview.
En France, l’Observatoire de l’âgisme est né en 2008. « Il y a onze ans, on était quasiment les seuls en France à utiliser ce terme, se souvient Jérôme Pellissier. Les politiques nous disaient qu’ils ne pouvaient pas l’utiliser. Même pour la Halde (organisme absorbé en 2011 par le Défenseur des droits, ndlr), c’était la discrimination la moins évidente. » Aujourd’hui, le baromètre OIT/Défenseur des droits 2018 montre sans ambiguïté que l’âge est l’un des deux principaux motifs invoqués de discrimination liée au travail (avec le sexe). Le milieu du cinéma est particulièrement concerné : on peut citer le cas de Maggie Gyllenhaal, jugée trop vieille à 37 ans pour interpréter l’amante d’un homme de 55 ans.
« On voit apparaître des mannequins seniors avec des rides, des lunettes, des cheveux non teints. Il y a quelques années, c’était impensable »
Le sujet commence à monter, et ça se reflète… dans la publicité. « La pub cache de moins en moins la vieillesse », explique Gaëlle Moal-Ulvoas, professeure associée en marketing à Brest Business School et spécialiste de la représentation des personnes âgées dans la publicité. « On voit progressivement apparaître – chez Evian, Dove ou Kinder par exemple – des mannequins seniors inconnus, et surtout avec des signes de l’âge : des rides, des lunettes, des cheveux non teints. Il y a encore quelques années, c’était impensable. »
Date de péremption imaginaire
Les attentes vis-à-vis de la représentation de la vieillesse sont quant à elles paradoxales, constate Gaëlle Moal-Ulvoas dans le cadre de ses travaux (menés avec Bénédicte Bourcier-Bequaert, chercheuse à l’ESSCA, Aix-en-Provence, et Corinne Chevalier, maîtresse de conférences en marketing à l'Université Paris Saclay). Jane Fonda est ainsi « complètement rejetée comme représentante des seniors. Les femmes nous disent en entretien qu’elle est “botoxée de partout”, “elle ne nous ressemble pas” ».
« Belles... pour leur âge »
Mais « il y a l’idéal d’acceptation, et la réalité de l’acceptation », résume Gaëlle Moal-Ulvoas. Et la représentation réaliste du vieillissement déconcerte, au minimum. « Il y a une telle emprise du mythe de la beauté indissociable de la jeunesse » que la plupart des femmes, auxquelles les chercheuses ont montré des pubs mettant en scène de « très beaux » mannequins seniors, les qualifient timidement de « belles… pour leur âge ». « On ne peut pas obliger les gens à trouver beaux les signes du vieillissement chez une femme, me direz-vous », commente la journaliste Mona Chollet dans son essai Sorcières (Zones, 2018). En revanche, on peut souhaiter qu’une femme ou un homme ne finisse pas par souffrir d’avoir dépassé une imaginaire date de péremption imposée par d’autres.
Changer de regard sur la vieillesse peut passer par deux principes « qui peuvent sembler contradictoires mais qui sont en fait convergents », résume Juliette Rennes, sociologue à l’EHESS ayant travaillé sur les luttes anti-âgistes : « D’une part, lutter contre l’injonction à dissimuler son vieillissement comme un stigmate et assumer l’âge que l’on a ; d’autre part, ne pas se laisser entièrement définir par son âge, c’est-à-dire par les stéréotypes. » Des personnalités comme Thérèse Clerc et Benoîte Groult, figures féministes françaises disparues en 2016 respectivement à 88 et 96 ans, ont ouvert la voie à de telles réflexions, politisant leur vieillissement dans une perspective féministe. En 2050, les plus de 60 ans représenteront 30 % de la population. Nous vivrons plus vieux, plus vieilles. Et si « anti-âge » sera peut-être une formule oubliée d’ici là, sans doute l’âgisme sera, lui, devenu un sujet majeur.
Annabelle Laurent pour Usbek et Rica
Retrouvez cet article dans le numéro 28 d'Usbek & Rica, paru à l'automne 2019.
https://usbeketrica.com/article/faut-il-bannir-le-terme-anti-age