Espérance de vie : réduisons l’écart - Emmanuel Vigneron

Publié le par Or gris : seniors acteurs des territoires, dans une société pour tous les âges

Les plus aisés vivent en moyenne treize ans de plus que les plus modestes. Quand bien même on approche de la limite biologique de l’être humain, il reste de la marge pour une part considérable de la population.

Tribune d'Emmanuel Vigneron 

Le dernier «bilan démographique de France» publié par l’Insee mi-janvier a suscité la réaction des médias, notamment à propos de l’évolution de la mortalité. En hausse depuis 1750, hausse quasi continue sauf période de guerre ou d’épidémie, l’espérance de vie en France marque le pas depuis quatre ou cinq ans. Elle baisse même pour les femmes. Nous, qui vivions tranquillement avec la douce certitude de gagner un trimestre par an ! La moyenne semblait pouvoir toujours augmenter. Quelle moyenne ! Car oui, l’espérance de vie n’est jamais qu’une moyenne arithmétique, laquelle s’appelait, lorsqu’elle fut théorisée à la fin du XVIIIe siècle, en pleine Révolution, «l’espérance mathématique». Elle n’est pas, on le sait, l’espoir qu’on a de vivre. Elle n’est que la moyenne des années vécues par les individus d’un groupe saisi à un moment donné ou de ceux d’une génération. Dans ce dernier cas, elle est la moyenne de l’âge au décès des individus nés une même année et se calcule une fois la génération entièrement éteinte. La génération 1910 est ainsi l’une des dernières dont la mortalité exacte nous soit aujourd’hui connue. Elle traduit une réalité : celle de la mortalité qu’à connue une génération, mais a posteriori. Dans le premier cas, la génération est fictive. Elle est formée de tous les individus d’un groupe saisis une année donnée et pour lesquels on somme les âges au décès observés au cours de cette même année et dont on fait la moyenne. Aucun des hommes ou des femmes qui la détermine à cet instant ne la connaîtra jamais, mais elle traduit le risque de mortalité du moment dans une génération fictive et, au sens propre, elle doit être appelée l’espérance de vie du moment car elle est un indicateur synthétique du risque de mourir à ce moment.

L’espérance de vie en France ne va donc pas bien depuis quelques années. Emoi partagé, inquiétude vive. Ne serions-nous donc pas tout proches d’atteindre les limites de la durée de la vie humaine. Jeanne Calment nous aurait donc menti en nous désignant un horizon possible ? De là à y voir le signe de l’imminence du jour de la parousie ou de la punition de l’homme par Gaïa agressée, il n’y a qu’un pas que les complotistes bien sûr franchissent allègrement. Mais revenons à la raison. Il ne sert à rien sinon à se faire peur de dire qu’on approche des limites de la vie humaine. C’est en plus détourner l’attention d’une donnée proprement scandaleuse au regard des engagements de la République. Il existe, en effet, un écart de treize ans d’espérance de vie entre les plus aisés et les plus modestes. Quand bien même on serait proche de la limite biologique, il resterait donc de la marge pour une part considérable de la population. Car les plus aisés sont très minoritaires quand les défavorisés sont les plus nombreux du fait de l’accélération de la concentration du capital aux mains de quelques-uns. Des vigies se sont levées depuis longtemps pour dénoncer ces inégalités sociales, et il faut ici rappeler les travaux fondateurs de Guy Desplanques, à l’Insee, dans les années 70. Qu’avons-nous fait pour réduire l’écart de durée de vie entre l’ouvrier agricole et l’instituteur, figures tutélaires de la société du temps ? Nous avons continué de grimper en regardant le compteur, la moyenne, quand il aurait fallu réduire l’écart-type, soutenir le peloton, le pousser vers le haut, tous ensemble. Même si une poignée de géographes a montré l’inscription et l’amplification spatiale de ces inégalités, vues de Paris, elles n’ont pendant longtemps guère été perçues. Aveuglantes, elles sont quand même, et au moins pour partie, à l’origine de la création des agences régionales d’hospitalisation, puis plus tard de santé. Mais, dans les années 2000, les 100 objectifs de la loi de santé publique étaient tous rivés à des moyennes, et il n’a pas été possible, au sein du Haut Conseil de la santé publique, de faire admettre que ces moyennes devaient être assorties d’objectifs de réduction des écarts-types. Seule la moyenne comptait. Fidéisme de la moyenne ? Oui, parce qu’elle sert toutes les idéologies du progrès. Oui, parce qu’elle permet d’oublier ceux qui restent sur le bas-côté. Oui, parce qu’influencée par les valeurs extrêmes plus souvent grandes que petites, elle est intoxiquée par la théorie fallacieuse du ruissellement. Et oui, enfin, parce que dès l’enfance, elle est l’alpha et l’oméga de la réussite scolaire et le trébuchet de la méritocratie républicaine. Enfoncée dans les crânes enfantins, l’idéologie de la moyenne devient ainsi constitutive de l’être social adulte qui, même exploité, malmené et soumis finit par faire sien le Vae victis des vainqueurs et se sentir seul responsable de son malheur.

L’idée est pourtant simple, formulée de longue date - Aristote déjà le disait - et elle est parfaitement établie par le cours de l’histoire : le progrès ne vaut rien s’il n’est pas partagé. A la fin, il ne vaut rien, rien de bon, car il engendre des fractures que seules de grandes et sanglantes chirurgies peuvent réduire, voire des révolutions quand le peuple n’en peut plus. La moyenne revient souvent dans les dents de ceux qui l’ont tirée vers le haut à coup d’excellence individuelle bien davantage que de recherche du progrès collectif. Il y a peut-être à établir une corrélation entre le mouvement des gilets jaunes et la situation actuelle de l’espérance de vie. Corrélation sociale mais aussi géographique car les inégalités de la mortalité sont marquées par de profondes inégalités géographiques. Ces inégalités ont de nombreuses causes. Toutes ne sont pas également accessibles. Mais elles sont connues, et les leviers qui permettraient d’agir le sont aussi. La volonté est-elle bien là ? Assurément, les moyens manquent. Au surplus, il faut admettre que la lutte contre les inégalités de santé pour être victorieuses conduirait logiquement à une profonde remise en cause des mécanismes de redistribution économique de notre société.

Pourtant, ces inégalités sont lourdes de menaces. Nous sommes peut-être au moment où l’orage va éclater. On en entend déjà les grondements. C’est aussi parce qu’elle saura lutter contre les inégalités que la République fera triompher l’antiracisme et la fraternité. Dès lors, il ne serait pas absurde que la France relève le nez du guidon et qu’elle arrête de se prendre pour l’avant-garde du progrès universel illuminant le monde. Levons le nez, regardons sur le bas-côté, c’est-à-dire dans les cités où l’on ne va pas et dans les terres oubliées de la périphérie dont les élites politiques n’ont trop souvent qu’une vision estivale. Abandonnons ces visions de «l’homme moyen rationnel» et de «la plaine uniforme de transport»chères aux économistes. Considérons la rugosité des territoires et réduisons les inégalités. Faisons enfin de la géographie et veillons à ce que, partout, le progrès médical se diffuse. Et donnons à ceux qui en ont la charge les moyens de cette sage résolution. Comme déjà l’écrivait Paul Eluard en 1942, «si nous voulions, rien ne nous serait impossible».

Article dEmmanuel Vigneron,  paru dans Libération  le 27 mars 2019.

Emmanuel Vigneron est géographe, professeur d'aménagement sanitaire à l'université de Montpellier  

https://www.liberation.fr/debats/2019/03/27/esperance-de-vie-reduisons-l-ecart_1717774

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