« Il est temps de réintégrer les vieux dans la cité, au cœur de notre vie commune »

Publié le par Or gris : seniors acteurs des territoires, dans une société pour tous les âges

Face au vieillissement croissant de la population, plusieurs personnalités, parmi lesquelles les anciens ministres Bernard Kouchner et Monique Pelletier, appellent, dans une tribune au « Monde », à une réorganisation de la société, notamment en ce qui concerne la gestion de la dépendance.

En ces temps de grand débat national, il est une inégalité choquante dans notre pays dont nous n’avons pas entendu parler jusqu’ici. Elle concerne nos aînés. Chacun le sait, l’expérimente autour de lui, dans sa famille, son quartier, sa commune : notre société vieillit fortement ; 10 % d’entre nous ont aujourd’hui plus de 75 ans, alors qu’ils n’étaient que 5 % il y a trente ans.

Mais qui les voit, ceux-là, et qu’ont-ils à dire ? Personne ne le sait ou ne veut le savoir. Nous avons tendance à les reléguer aux portes de la citoyenneté. La vie commune leur est, si ce n’est hostile, du moins inadaptée. Ils s’y sentent fragiles, vulnérables, peu à leur place. Alors, ils se retranchent, se taisent, se renferment, veulent disparaître.

Les plus dépendants sont cloîtrés dans ces fameux lieux que l’on appelle Etablissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), et dont on nous apprend jour après jour à nous méfier davantage. Ehpad, une honte française (Plon, 2019), le titre éloquent de l’ouvrage récent d’Anne-Sophie Pelletier sur le sujet, conforte la crainte de ceux qui se disent qu’il leur faudra peut-être finir leurs jours en ces lieux.

Les « vieux » chez nous, sont invisibles, inaudibles et mal honorés. Or nous tous, jeunes et moins jeunes, serons les mêmes demain que ces vieux d’aujourd’hui… Sauf que d’ici à 2070, les vieux que nous serons devenus seront deux fois plus nombreux qu’aujourd’hui. Il est temps de repenser la société à cette aune et de remédier à cette exclusion à bas bruit d’une grande partie de nos concitoyens que nous avons laissée petit à petit se constituer.

Pour cela, et en nous inspirant des nombreux travaux qui se sont succédé ces derniers temps sur le sujet, nous faisons trois propositions que nous voudrions voir retenues comme prioritaires à l’issue du grand débat.

La première consiste à réintégrer les vieux au cœur de notre vie commune, dans la cité, en les maintenant chez eux, le plus longtemps possible. Cette réintégration, qui passe avant tout par le lien, exige un personnel spécifique. Il s’agit de créer des emplois d’assistance au maintien de l’autonomie, pour les aider à rester dans la vie « normale ».

L’objectif, simple mais ambitieux, serait d’atteindre un ratio de un pour un : une personne pour chaque individu en risque de perte d’autonomie. Ratio à décliner et à adapter en fonction de son niveau de dépendance et de son évolution. Ratio considéré aujourd’hui comme référent chez nos voisins d’Europe du Nord et dont nous sommes loin, si l’on en croit l’excellent rapport parlementaire de Caroline Fiat et Monique Iborra, paru en mars 2018. Ce texte faisait état d’un ratio d’à peine 0,6 personne par résident en Ehpad, avec un « temps moyen consacré à chaque résident inférieur à une heure par jour ». Que font ces résidents le reste du temps, à quoi pensent-ils ?

La deuxième de nos propositions concerne les emplois qu’il faudra créer pour poursuivre notre objectif, ainsi que la revalorisation de la filière professionnelle spécifique dont ils dépendront. C’est ce que réclament les membres du personnel des Ehpad, dont chacun sait combien ils souffrent d’être peu nombreux, malmenés et maintenus dans la frustration de ne pas pouvoir accomplir comme ils l’aimeraient leur tâche quotidienne au chevet des patients.

Si nos calculs sont bons, il s’agirait de créer de l’ordre de 300 000 nouveaux emplois. Les valoriser consisterait à faire en sorte qu’il ne s’agisse pas là d’une sous-filière de personnel précaire, rémunéré à la tâche, mais de reconnaître au contraire sa valeur ajoutée, en insistant pour que celle-ci soit tout autant attendue en termes humains, relationnels et d’aide à la personne, qu’en termes strictement fonctionnels, soignants et ménagers.

Ces assistants de vie doivent pouvoir être formés et poursuivre une vraie carrière. On peut aussi imaginer que certains de ces nouveaux emplois permettent de recruter des migrants et contribuent ainsi à mieux les accueillir et les intégrer – après qu’ils ont pu bénéficier d’une formation ad hoc, elle-même source de meilleure intégration. Car quoi de plus efficace à cet égard que de contribuer à répondre à ces besoins d’assistance à la personne, si nombreux partout en France, et que certains migrants ont coutume d’assumer dans leur pays d’origine ?

20 milliards d’euros à trouver

Enfin, la troisième proposition que nous avançons porte sur les fonds nécessaires pour concrétiser ces ambitions. Ils sont importants. Nous les estimons à environ 20 milliards d’euros : 10 pour atteindre le ratio de un pour un au chevet des personnes vraiment dépendantes ; 10 pour financer à la fois les emplois nécessaires pour prévenir la dépendance de celles qui sont à risque et les aménagements permettant de sauvegarder leur présence dans le tissu social et urbain.

Différentes pistes sont à explorer pour trouver ces 20 milliards. Celle que nous préconisons consiste à distinguer un nouveau risque de la Sécurité sociale, que l’on nommerait « risque dépendance ». Il s’agirait de mettre en place un dispositif de même nature que ceux qui permettent de se protéger des conséquences de la maladie ou d’assurer le versement des retraites et des allocations familiales. Mais nous pensons aussi que la contribution des citoyens à ce financement, au moyen d’une nouvelle cotisation sociale, doit être générale, puisque la dépendance est un risque pour tous, mais fortement progressive en fonction du niveau de revenu.

Ne pas rester les bras croisés

Avec cette proposition, nous sommes conscients, bien sûr, que nous allons à l’encontre d’une certaine ambiance collective actuelle, mais nous l’assumons car il est temps, pensons-nous, de ne pas rester les bras croisés devant cette tendance lourde et inéluctable au vieillissement de notre société, avec les fortes inégalités qu’elle génère. N’oublions pas qu’aujourd’hui, ce sont les personnes âgées elles-mêmes, aidées de leurs enfants, qui font face aux dépenses liées à leur propre dépendance. Du moins celles qui le peuvent. Car beaucoup se trouvent obligées de renoncer à finir leur vie dans la dignité qu’elles auraient souhaitée.

A ce sujet, souvenons-nous aussi que si la création en 1945 de la Sécurité sociale a permis d’améliorer l’accès de tous aux soins, elle a également rendu leur dignité à tous ceux qui, auparavant, devaient avoir recours à l’assistance gratuite réservée aux indigents pour se soigner, aussi stigmatisant que ce fût. Nous nous vantons souvent de notre modèle social. Faudra-t-il bientôt cesser de se féliciter de l’augmentation de l’espérance de vie parce que nous ne voulons pas assumer collectivement la solidarité financière à laquelle celle-ci nous appelle ? N’oublions pas ceux à qui nous devons beaucoup et que l’agitation sociétale actuelle néglige : nos parents.

Par Bernard Kouchner et Monique Pelletier, anciens ministres, Etienne Caniard, ancien président de la Mutualité française, Véronique Fournier et Philippe Bataille, Association Vieux et chez soi, et Marc Siguier, ancien chirurgien

TRIBUNECollectif

Publié dans le Monde le 15 mars 2019 

https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/15/il-est-temps-de-reintegrer-les-vieux-dans-la-cite-au-c-ur-de-notre-vie-commune_5436260_3232.html?fbclid=IwAR3_IFWpy8hn6KM5pWALUKlERE948gcGXdB-w6K3cL_aYHY4fP9gztRvdFE

« Il est temps de réintégrer les vieux dans la cité, au cœur de notre vie commune »

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