L'art d'être grand-père aujourd'hui
Ils s'investissent de plus en plus auprès de leurs petits-enfants. De quoi modifier profondément les relations familiales.
Jean-Louis, comptable de 58 ans, sort du métro presque en courant, les yeux rivés sur sa montre : en ce samedi d'avril, il est en retard pour garder sa petite-fille, Manon, 13 mois. "J'ai promis à ma fille, Léonore, de m'occuper d'elle cette après-midi pour qu'elle puisse aller boire un café avec une amie", explique-t-il.
Ce baby-sitter d'un nouveau genre ne voit pas du tout ce moment en tête-à-tête comme une corvée. Bien au contraire. Jean-Louis en redemande : "Je suis carrément ravi ! Manon devrait aussi dormir chez nous samedi prochain car ma fille et mon gendre sont invités à un anniversaire. Il arrive parfois qu'ils m'appellent au dernier moment quand ils ont une galère avec la nounou", énumère-t-il.
La flexibilité de Jean-Louis est rendue possible par la proximité géographique. Il vit avec son épouse à quelques stations de métro du domicile de sa fille. Mais pour Béatrice Copper-Royer, psychologue clinicienne et auteure de Grands-parents, le maillon fort (éd. Albin Michel), l'investissement de la nouvelle génération de grands-pères auprès de leurs petits-enfants est surtout le fruit de l'évolution globale des modes de vie.
"Autrefois, les profils étaient plus homogènes. Aujourd'hui, les parcours des quinquas et des sexagénaires sont moins linéaires. Certains grands-pères travaillent, d'autres sont à la retraite mais restent actifs. Les rôles sont moins figés", résume la spécialiste.
"Les événements de mai 1968 ont contribué à amorcer un changement dans les familles, éclaire Claudine Attias-Donfut, sociologue, spécialiste des relations intergénérationnelles et auteure de Grands-parents (éd. Odile Jacob). Sollicités par des femmes qui travaillent de plus en plus, les grands-parents se sont rapprochés de leurs petits-enfants. Le facteur démographique est également essentiel : on vit plus longtemps et on a plus de force physique pour s'investir. Enfin, la place dévolue aux hommes a grandement évolué. Ils sont encouragés à être moins autoritaires, à exprimer davantage leurs sentiments."
Loin de la figure du patriarche mutique, la nouvelle génération de grands-pères se défait des représentations traditionnelles de la masculinité. Un changement inspiré par leurs propres fils. Quand le couple devient une famille, ces derniers n'hésitent plus à participer à la bonne marche de la maison. Une attitude que certains grands-pères observent parfois avec incrédulité.
Paul, 30 ans, papa de Léon, cinq ans, se souvient encore de l'étonnement teinté de dédain de Michel, son père, quand ce dernier l'a vu changer son bébé pour la première fois. "C'était palpable : il se demandait pourquoi je faisais ça, se souvient Paul. Je voyais dans ses yeux qu'il estimait que c'était à Émilie, ma conjointe, de quitter la table pour s'occuper de Léon. Par politesse, il n'a rien dit."
Pourtant, avec le temps, le patriarche a fini par mettre de l'eau dans son vin. "Après m'avoir vu m'absenter plusieurs dizaine de fois, ça a fini par rentrer, s'amuse Paul. Il a réalisé que m'occuper de mon bébé ne faisait pas de moi un faible, un homme castré par sa femme."
De quoi interroger sur le tard sur la définition de la virilitéchevillée au corps par des décennies d'éducation machiste. Peu à peu, cette nouvelle génération de grands-pères se libère du carcan d'une éducation centrée autour d'un principe : les sentiments, ce n'est pas pour les hommes.
De son propre grand-père et de son père, Jean-Louis garde le souvenir "d'hommes froids", qui estimaient qu'un enfant "ça n'a rien d'intéressant à dire". "Ils n'auraient d'ailleurs jamais accepté de jouer avec moi. En étant aussi proche de Manon, je panse, à ma manière, mes propres blessures d'enfant. Je crée une relation intime, forte, qui m'a cruellement manquée petit", analyse Jean-Louis.
"Cette génération ne se sent pas moins homme parce qu'elle s'occupe de ses petits-enfants, appuie Béatrice Copper-Royer. Certains grands-pères sont même plus proches de leurs petits-enfants qu'ils ne l'ont été de leurs enfants. Ils se permettent une plus grande liberté de ton. Ils ont une vraie soif de transmettre, de partager."
"En m'occupant de Manon, je répare mes erreurs"
De là à dire que l'on répare ses manquements de père en devenant un "papy poule", il n'y a qu'un pas que Jean-Louis franchit allègrement. "Pour mon époque, j'étais un père moderne, lance-t-il. Mais à bien y réfléchir, je réalise que j'étais trop accaparé par mon travail. Je passais finalement assez peu de temps avec Léonore. En m'occupant de Manon, je répare mes erreurs. Je couve un bébé, moi qui ai été si peu là pour le mien."
Avec l'arrivée d'un enfant, les liens générationnels s'enchevêtrent, les relations se recomposent. Il arrive même que l'on devienne exemplaire auprès de ceux qui ont parfois des choses à nous reprocher. Grâce à Léon, Paul et Michel se sont rapprochés. "Nous avons longtemps été en conflit. Il a beaucoup critiqué mon choix de carrière, mon mode de vie, détaille Paul. Il aurait voulu que je fasse un métier plus sérieux, que je sois propriétaire à 25 ans. La présence de mon fils nous relie, nous rappelle qu'il y a des choses plus importantes que nos petits conflits."
Régulièrement, Michel emmène Léon au marché, voir des matchs de foot ou au cinéma. "À chaque fois, il piaffe d'impatience. Il réclame régulièrement des rendez-vous en tête-à-tête avec son papy", confie Paul. "Les enfants ont souvent une vraie passion pour leur grand-père, analyse Claudine Attias-Donfut. Ils représentent pour eux la société, l'extérieur. La grand-mère, elle, est une figure de l'intime, même quand elle ne fait pas de confiture."
"J'ai retrouvé une légèreté oubliée avec l'âge"
Remise en question de soi, modifications des équilibres familiaux : ces bouleversements intimes vont de pair avec une découverte toute simple, celle du plaisir profond à passer du temps avec ses petits-enfants. "Je me découvre facétieux, enthousiaste, prêt à passer des heures sur un tapis d'éveil à chanter des comptines entêtantes, affirme Jean-Louis. Grâce à Manon, j'ai retrouvé une légèreté que j'avais clairement oubliée avec l'âge."
"Avoir des petits-enfants, c'est faire l'expérience d'un lien affectif surprenant, renchérit Béatrice Copper-Royer. On ne s'attend pas à ce que cela soit aussi fort, à ce que l'enfant nous apprenne autant. Cela est notamment dû à une insouciance inédite. On est débarrassé des soucis d'éducation, on s'inquiète beaucoup moins. Avec les petits-enfants, on reçoit beaucoup d'amour mais on n'attend pas la lune."
article de l'express mai 2018