Le senior, nouvel employé modèle des start-up
Près de la place de la Bastille, à Paris, sous une verrière façon loft, un piano blanc, des néons aux murs qui disent « Révolution » et « Indépendance », des sofas douillets, des tables disposées comme dans un café, une table de mixage surplombée d’un palmier, et même un bar façon long comptoir. À peu de chose près, on s’imaginerait dans la série Friends, or l’on est chez TheFamily, rafraîchissante société privée d’investissement nouveau modèle, dont la mission est d’accompagner plus de 350 start-up en leur offrant éducation, outils et accès au capital. C’est Miguel de Fontenay qui nous reçoit. L’associé gérant de TheFamily se repère facilement dans ces bureaux de rêve investis par une tribu de moins de 30 ans, en baskets, jean et sweat à capuche. Car même s’il a lâché la cravate, son look - chemise à col ouvert et veste souple -, ses lunettes et ses tempes grises trahissent l’insolite présence d’un ancien ténor de grand groupe au cœur d’une pépinière de jeunes pousses.
« J’ai 59 ans ! » décoche, souriant, ce brillant ingénieur, transfuge de EY, dont le récent revirement de carrière après vingt-cinq ans au sommet de la hiérarchie de plusieurs « big five » de l’audit ficherait un coup de vieux à plus d’un jeune diplômé. Il poursuit : « Un senior se reconnaît souvent à des signes extérieurs d’expérience : bureau personnel, assistante… Ici, la seule chose que je possède, c’est mon ordinateur portable ! Agilité rime avec légèreté. Passer d’un grand groupe à une start-up, c’est accepter de changer de monde - pour le meilleur ! C’est une vraie rupture au sens le plus positif du terme : elle crée de la valeur. Personnelle. Et donc quelle richesse ! »
On me dit que j’apporte de la sérénité, je suis vu comme le papy, mais aussi comme la quille du navire. Christian Thioudellet, 61 ans, membre du Board de Monkey tie.
Même choc culturel chez Clustree, start-up experte en data RH, où le directeur général affiche trente ans d’écart avec la toute jeune CEO. « J’aurais pu demeurer dans une zone de maîtrise et de contrôle à mon ancien poste », témoigne Jean-Louis Pérol, 59 ans, mais j’ai préféré prendre un risque. Outre l’intérêt business, j’avais aussi envie de voir de près ce qu’est cette génération. » Ce fut véritablement le grand saut pour cet ancien DG d’ADP, numéro un mondial de l’outsourcing HR & Payroll, qui gérait des milliards de dollars avant de se retrouver du jour au lendemain, en 2015, entouré de dix jeunes dans 12 mètres carrés de bureau.
Leader français de la data science, Quinten a fait le même pari en nommant directeur commercial un ancien patron de Capgemini, Alexandre Negadi, 54 ans aujourd’hui : « Mon jeune parrain au sein de la start-up a failli tomber de sa chaise quand il a appris mon âge, raconte-t-il. Quand vous gérez un business de plus d’un millier de personnes, vous perdez inévitablement le lien direct, alors que dans une start-up l’aspect humain est indéniable. Donc, que votre ordinateur soit bancal ou que votre portable professionnel ne soit pas le dernier iPhone a finalement peu d’importance. »
Le numéro un français du recrutement affinitaire, Monkey tie, s’est lui aussi risqué à la différence d’âge : son jeune fondateur a fait monter dans le « board » un ancien patron de filiale de L’Oréal passé par la case chômage : Christian Thioudellet, 61 ans. « On me dit que j’apporte de la sérénité, je suis vu comme le papy, mais aussi comme la quille du navire », résume-t-il. Même sentiment chez Bird Office, le Airbnb des entreprises, dont l’office manager est une ancienne attachée de direction de 61 ans. « Elle est devenue la maman de l’équipe et la gardienne de l’ordre », témoigne l’un des cofondateurs. Le senior serait-il donc le nouveau jeune ?
Savoir-être et savoir-faire
Tout le monde se souvient de la comédie de Nancy Meyers, le Nouveau Stagiaire, où Robert De Niro au bord de la retraite débarque dans une start-up pur jus. À l’aise au début comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, il réussira à se mettre les équipes dans la poche avant de devenir le confident de la fondatrice en totale surchauffe. Sa botte secrète pour devenir le plus populaire du plateau ? Son habileté de vieux sage et quelques trucs appris sur le tas, comme s’habituer à parler très vite ou ressortir de son dressing une pièce vintage devenue hipster à mort. Aujourd’hui, la réalité a dépassé la fiction. Car si le phénomène n’est pas totalement nouveau (en 2008, Mark Zuckerberg a bien embauché Sheryl Sandberg, de quinze ans son aînée, aujourd’hui saluée comme l’éminence grise de Facebook), il prend de l’ampleur au point de renverser une règle tacite de l’univers impitoyable de la start-up, à savoir : « Amis start-uppers, fuyez les seniors comme la peste ! » Sous-entendu : ils ne travaillent pas assez, parlent mal l’anglais, ne sont pas réactifs, sont allergiques au digital… Or, si elle peut fauter souvent par excès de jeunisme, la start-up sait mieux que quiconque reconnaître ses erreurs et faire bouger les lignes.
Le senior peut apporter son carnet d’adresses, mais aussi sa crédibilité et sa maîtrise des codes et des signes du marché. Nelly Serkisian, coach en entreprise à Armat consulting
L’âge n’est plus un sujet, affirment d’emblée les entrepreneurs interrogés. Et de le démontrer en confiant, on l’a vu, des postes-clés. « Regardez les "comex" des grands groupes français : ils sont principalement constitués de quinquas, blancs et masculins. La start-up est à l’orthogonale de ce modèle. Elle porte dans son ADN l’hyperdiversité d’où l’innovation naît ! » clame Alice Zagury, cofondatrice de TheFamily. Pour Nelly Serkisian, coach en entreprise à Armat consulting, il y aurait même une évidence à cette alliance jeunes-vieux : « Recrutement, finance, commercial, administratif, management, voilà cinq domaines, au sein d’une start-up, où le senior est indispensable. Parce qu’il peut apporter son carnet d’adresses, mais aussi sa crédibilité et sa maîtrise des codes et des signes du marché. La valeur ajoutée d’un senior, c’est son savoir-être, puisque son savoir-faire, lui, est souvent dépassé. »
Honneur donc au « nouveau » senior ! Prêt à renoncer à tout pour retrouver le goût de l’aventure tout en assumant le risque (environ 80 % des start-up font faillite après trois ou quatre années) et la rupture des codes. Laurent Chesnais, président d’Intent Technologies, start-up innovante dans les services du bâtiment, note cependant : « Entrer dans une start-up séduit de plus en plus en fin de carrière, mais attention, tout le monde n’est pas capable de mettre les mains dans le cambouis ! »
Comprendre : un nombre important de quinquas et plus ayant réussi une carrière traditionnelle, avec ses « process », sa politique interne et sa « réunionite aiguë », ne peut s’adapter au climat et aux exigences de cet écosystème lancé à mille à l’heure. Mais ceux qui passent le cap sont gagnants sur tous les fronts. D’abord parce qu’ils retrouvent du sens, social, environnemental ou d’innovation, dans cette nouvelle mission. Ensuite, les entreprises traditionnelles n’ont jamais eu autant besoin de ces « évangélisateurs » qu’elles connaissent par cœur, et vice versa, pour se mettre au parfum des nouvelles tendances qui demain révolutionneront leur secteur. Senior dans une start-up ? Assurément un métier qui a de l’avenir.
Article d’Alice D'Orgeval dans le Figaro Madame, le 24 avril 2017
http://madame.lefigaro.fr/business/le-senior-nouvel-employe-modele-des-start-up-140417-130947