Arrière-grands-parents, une place à part
Ce sont les hauts gradés de l’arbre généalogique. Hier rares, les arrière-grands-parents sont présents dans les réunions familiales, souvent en bout de table, mais pas toujours.
Ce jeudi matin, dans la salle du centre culturel de Vence (Alpes-Maritimes), une demi-douzaine d’enfants, entre 15 et 36 mois, sautillent sur des tapis en mousse colorée. Pour ce cours hebdomadaire de baby gym, chacun est accompagné d’un parent, généralement de sa maman. Mais pas Emma. Exceptionnellement, c’est Janine Guigou, son arrière-grand-mère de 87 ans, qui remplace sa mère. Ne sachant pas très bien ce qu’on attend d’elle, la bisaïeule s’assied. Mais une remarque du professeur de baby gym cherchant à lui indiquer les toilettes la fait vite bondir de sa chaise. Janine Guigou réplique du tac au tac : « Mais, enfin, je ne suis pas incontinente ! » Encore vexée de cette remarque, elle confie : « Je ne sais pas pour qui elle m’a prise, mais je me sens encore jeune. Bien sûr, j’assure un peu moins qu’avant, mais tant qu’on a besoin de moi, et que je peux le faire, je tiens à être disponible pour mes petites-filles. »
Installée à Vence depuis des années, Janine Guigou a perdu son mari il y a dix ans. Dans le quotidien de cette ancienne femme de chambre, ses deux arrière-petites-filles, Emma (3 ans) et Manon (6 ans), répandent de la vie. « Je suis seule, et ma maison est vide : mes petites-filles sont mon rayon de soleil ! », résume-t-elle. Chez leur mémé, Manon et Emma ont leurs habitudes. « On fait du jardinage, de la trottinette, des jeux de cartes, et on joue à la bouillasse. On met de la terre et de l’eau dans du papier journal et ensuite on fait semblant de le manger ! », raconte joyeusement la grande, peu consciente de vivre quelque chose de précieux, que tout le monde autour d’elle travaille à préserver.
Comme Mick Jagger ou la reine d’Angleterre
Hier exceptionnel, ce grade familial d’arrière-grand-parent est désormais plus fréquent. Il existe même de célèbres « hauts gradés », comme Mick Jagger ou la reine Elizabeth II d’Angleterre. Mais aucune statistique officielle ne permet de chiffrer le phénomène. Pour nous donner un point de repère, les maîtresses d’une école primaire de Vence – près de chez Emma et Manon – ont bien voulu interroger leurs élèves. Au total, sur les huit classes qui ont joué le jeu, du CP au CM2, 95 des 207 enfants interrogés ont déclaré avoir au moins un arrière-grand-parent encore vivant. Soit presque la moitié d’entre eux…
Mais pour ces 95 petits Vençois – et les autres –, est-ce une chance ? Voire un avantage compétitif, comme on dirait dans le monde de l’entreprise ? Françoise Dolto ne dit rien sur le sujet. Et la littérature n’est pas plus fournie à l’autre extrémité de l’arbre généalogique : aucun manuel de survie à l’égard des arrière-grands-parents n’a jamais été édité…
« LES GRANDS-PARENTS JOUENT AUX JEUNES, ALORS QUE LES “ARRIÈRES” REPRÉSENTENT LA VIEILLESSE ACCOMPLIE » LOUIS PLOTON, PSYCHIATRE
D’ailleurs, tout semble fait pour ne pas souligner cette prise de fonctions. Le nom choisi au passage de cap précédent se transmet généralement tel quel. Ainsi, Emma et Manon appellent leur arrière-grand-mère « mémé », comme leur mère le faisait avant elles. Au même titre, leur mémé parle seulement de ses « petites-filles », comme si les deux générations se confondaient dans son esprit. Côté sémantique toujours, l’étude du sujet révèle des détails amusants. Si la terminologie française semble reléguer nos « arrière » au second plan, l’anglais privilégie le terme de great-grandparents, portant l’idée d’une génération qui se serait bonifiée avec le temps. Tandis que les Italiens placent leurs aïeux sur un piédestal façon « mot compte double », en les nommant avec déférence bisnonno ou bisnonna !
En fin de compte, cette « population » révèle de grandes disparités. Certains sont encore chez eux, d’autres pensionnaires d’une maison de retraite ; il y a ceux qui sont en forme et ceux qui sont apraxiques ou atteints d’Alzheimer. « Certes, l’allongement de la durée de vie engendre presque mécaniquement la multiplication du nombre d’arrière-grands-parents, mais la nature des relations est invisible en démographie. On ne peut se contenter d’être présent pour qu’un lien intergénérationnel se crée, il faut être coprésent », insiste François de Singly, sociologue de la famille. Selon lui, ces deux générations vivent dans des univers trop éloignés pour se rencontrer vraiment. « Naïvement, je pensais que ces vieux représentaient un trésor pour les jeunes générations, mais il ne suffit pas d’avoir un passé pour tisser du lien, il faut aussi pouvoir se raconter des choses à venir », assure le sociologue.
Par Angélique Vallez-d’Erceville, dans Le Monde/l’époque, du dimanche 9 et lundi 10 avril 2017
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