La nouvelle bombe humaine - Interview croisée de Laurent Chalard, Hélène Xuan et Serge Guérin, 2° partie
La nouvelle bombe humaine : le monde face à une rupture démographique sans précédent dans l’histoire de l’humanité (et non, on ne vous parle pas du nombre d’habitants de la planète)
D'ici 2050, le nombre de personnes ayant plus de 65 ans devrait doubler selon le Bureau du recensement américain. Une tendance observable à l'échelle mondiale, qui résulte de l'allongement de la durée de vie associé à une diminution de la fécondité.
Interview croisée de Laurent Chalard, Hélène Xuan et Serge Guérin sur Atlantico, avril 2016
Le Bureau du recensement américain a récemment publié une étude selon laquelle d'ici à 2020, la population âgée de plus de 65 ans sera plus nombreuse que celle inférieure à 5 ans dans le monde. Toujours selon cette étude, cette tendance devrait s'amplifier dans les décennies qui suivent, et les plus de 65 ans représenteront 17% de la population totale en 2050 (contre 8,5% actuellement). Quelles sont les causes de cette séniorisation de la population mondiale ? Observe-t-on des disparités géographiques ?
2° partie : Soins médicaux, retraites, monde du travail, transports ou logement... Quels nouveaux défis, qu'ils soient d'ordre économique, politique, voire idéologique, ce phénomène nous obligera-t-il à relever ? Des exemples à une échelle plus restreinte, comme le Japon, peuvent-il nous aider à faire des prévisions ?
Hélène Xuan :
Cette transition démographique vers des sociétés de la longévité nous amène à penser la transformation de nos territoires, plus que des politiques nationales du " bien vieillir ". Chaque territoire devrait devenir un territoire d’innovations sociales pour que le vieillissement produise des transitions positives. Les défis sont ceux du financement : retraite, dépendance, etc., et aussi celui " culturel " de nos modes de vie.
Un des défis concerne le marché du travail. Comment financer 25 années, un bout de vie supplémentaire pour la société ? Pour la première fois dans l’Histoire, les Français vont collectivement partir en bonne santé à la retraite. Cette période de retraite qui s’allonge nous oblige à penser sa contrepartie, qui est le travail : les conditions d’insertion, les modalités de poursuites d’activité, la prévention et la formation pour se maintenir en bonne santé et productif sur presque 45 années. Cette transition pose à la fois, une question intergénérationnelle, celle de la contribution de toutes les générations qu’ils soient jeunes, actifs ou séniors au financement de ces 25 années, et celle de la politique économique : la transition vers la fléxi-sécurité. A ce titre, la contribution et le rôle des deux générations pivots- les jeunes qui s’insèrent et les séniors appelés à travailler plus longtemps - sont fondamentaux pour repenser le contrat social.
Mais le plus grand défi est probablement, celui de l’évolution de la place de chaque génération au sein de la société, et plus précisément dans le contrat social. Comment passer d’un système linéaire où l’âge est la variable qui régit nos vies, vers un système " sans âge " où la métrique serait l’autonomie ? Un jeune actif devrait pouvoir basculer de ses études vers le marché du travail, être bénévole et bénéficier d’indemnités et vice et versa, sans que cela ne marque au fer rouge son parcours de vie. De même qu’il est de plus en plus courant qu’un jeune retraité, continue à travailler, s’investisse dans l’associatif, coure le Marathon de Paris, et soit à la retraite. Les chemins de l’autonomie sont multiples.
Changer de regard sur la vieillesse, nous permettra aussi de " sortir " de la politique des âges. Prenons l’exemple de la dépendance, et de la maladie d’Alzheimer. Aujourd’hui, toutes les initiatives en faveur de la prise en charge de la dépendance, vise à compenser la perte d’autonomie. Si vous tombez en dépendance, vous serez en mobilité restreinte temporaire et des propositions de services telles les livraisons de repas, seront disponibles. Si vous avez Alzheimer, et que votre grand plaisir est de cuisiner, la livraison de repas ne vous procurera aucune satisfaction et vous enlèvera cette liberté de cuisiner. Les grandes innovations sociales à attendre dans ce monde de l’économie collaborative seront celles qui permettront de continuer à cuisiner, de maintenir son autonomie et ses libertés (au lieu de trouver des moyens qui s’y substituent). De même que la Google Car va révolutionner la mobilité des vieux centenaires afin qu’ils continuent à conduire.
Serge Guérin :
Cette rupture démographique se produit sur fond de mondialisation, d’affrontement culturel et de transformation des activités et des emplois. Ne l’oublions pas. En outre, Il faut aussi comprendre que les plus de 60 ans ne sont pas une catégorie homogène : ce n’est pas la même chose d’avoir 65 ou 95 ans, de vivre seul ou en couple, dans une grande métropole ou dans une zone rurale ou en tout cas éloignée des transports, d’avoir des revenus importants ou le seul minimum vieillesse…. Avoir 65 ans en Finlande, au Japon ou en Guinée, ce n’est pas la même chose.
Le principal défi ce sera d’inventer une société vivable pour l’ensemble des âges : inventer une société de la longévité, qui concerne l’ensemble des générations, plutôt qu’une politique de la vieillesse. Pour une large part, il importe d’adapter l’environnement (transport, logements, pratiques de santé, prévention…) à l’allongement de la vie. Une démarche globalisée comme celle initiée par l’OMS depuis le début des années 2000, et reprise en France via le Réseau francophone "Villes amies des aînés", qui pousse les territoires à aborder la question sous des angles multiples, me semble être une bonne approche.
En fait, je propose un parallèle entre transition démographique et transition écologique. La transition énergétique comporte deux idées. D’une part, elle devrait conduire à de nouveaux emplois verts et s’accompagner d’un changement de comportement dans notre consommation. Quand on compare avec les seniors, des similitudes apparaissent. Ce qu’on appelle la silver économie crée des emplois et la transition démographique demande un changement d’attitude, une manière de privilégier la prévention et l’accompagnement. Dans les deux cas, il y a une vision économique et une vision sociétale.
Laurent Chalard :
Avant de pouvoir relever les défis d’ordre économique et politique que posent cette nouvelle donne, il s’agit avant tout d’un défi idéologique, qui est un changement complet de la conception de l’âge et de la durée de vie de l’espèce humaine par nos sociétés. La perception de la vieillesse va se décaler dans le temps, processus déjà en marche, comme en témoigne le fait que l’on parle désormais des 65 ans ou plus et non plus des 60 ans et plus pour désigner les personnes âgées dans les statistiques internationales. Cette évolution devrait conduire à la distinction entre un troisième âge (60 – 80 ans) et un quatrième âge (plus de 80 ans). D’une certaine manière, l’humanité a gagné un âge supplémentaire, qui doit se traduire sur le plan sociétal, par une nouvelle organisation. En effet, la jeunesse ne correspondra plus qu’à une part minoritaire de la vie d’un individu, alors que la vieillesse, à proprement parler, ne devrait être perçue comme une charge qu’en fin de vie et non en fonction d’un âge révolu, contrairement à la tendance actuelle.
Sur le plan économique, le troisième âge sera de plus en plus un âge de poursuite de l’activité, probablement à un rythme moindre que le deuxième âge (25-60 ans), pour la bonne raison que pour l’équilibre des comptes budgétaires des pays, il n’est pas possible qu’une part trop importante de la population ne travaillant pas soit financée par des populations en activité de moins en moins nombreuses. L’augmentation de l’âge de départ à la retraite est donc inéluctable dans le monde entier.
Sur le plan politique, la bonne nouvelle est que le risque révolutionnaire de la part des jeunes sera amoindri, car ils ne seront plus assez nombreux pour pouvoir faire basculer la société, contrairement à ce qui était le cas dans le monde ancien, où la pyramide des âges était réellement en forme de pyramide. A l’autre extrémité du spectre de la pyramide, la mauvaise nouvelle est que le poids de plus en plus important des personnes d’âge mur et âgées signifie que le conservatisme sous toutes ses formes a de beaux jours devant lui, ce qui pourrait constituer un frein à l’innovation.
Le Japon, pays le plus vieilli du monde, avec 26 % de sa population ayant plus de 65 ans en 2015, et des projections qui portent ce chiffre à 40 % en 2060, constitue le laboratoire de la séniorisation, d’autant que c’est une société riche, disposant des moyens financiers pour s’adapter à la nouvelle donne. Cependant, c’est un mauvais exemple car le vieillissement par le bas y est très important, conduisant au dépeuplement du pays. Or, pour qu’une société soit viable à long terme, le vieillissement ne doit se faire que par le haut, permettant la poursuite d’une légère croissance de la population. En conséquence, les premiers effets de cette situation au Japon sont plutôt négatifs : fermeture des écoles remplacées par des maisons de retraite, désertification des zones rurales, explosion du budget de l’Etat consacré aux retraites et aux dépenses de santé, moindre croissance économique. C’est donc tout sauf un modèle !
Le vieillissement de la population concernera plus spécifiquement l'Asie et l'Europe (25% de la population européenne sera âgée de plus de 65 ans), même si les Etats-Unis seront également touchés. Doit-on prévoir des grands mouvements de population liés aux pénuries de main d'oeuvre ?
Laurent Chalard est géographe-consultant, membre du think tank European Centre for International Affairs. http://www.atlantico.fr/fiche/laurent-chalard-1744225
Serge Guérin est sociologue, professeur à Paris School Business (PSB). Il est l’auteur d'une vingtaine d'ouvrages dont La nouvelle société des seniors (Michalon 2011) et La solidarité ça existe... et en plus ça rapporte ! (Michalon, 2013). Il vient de publier Silver Génération. 10 idées fausses à combattre sur les seniors (Michalon, 2015). : http://www.atlantico.fr/fiche/serge-guerin-1500087
Hélène Xuan est économiste et déléguée générale de la chaire Transitions démographiques, transitions économiques. Elle est également l’auteur de Vivre un siècle (Editions Descartes, 2011) et co-auteur de France, le désarroi d’une jeunesse (Eyrolles, 2016). http://www.atlantico.fr/fiche/helene-xuan-2639970