L’Île aux seniors, paradis pour retraités
Avant de lancer leur petite entreprise, certains s’échinent à convaincre les banquiers. Antoine Moussier, lui, a eu l’embarras du choix financier. Son projet d’« île aux seniors » avait l’évidence d’une courbe démographique. A Vezin-le-Coquet (Ille-et-Vilaine), tout près de Rennes, il a ouvert fin février un complexe de loisirs pensé pour ceux qui craignent l’effet d’un Space Mountain sur les lombaires et sont plus familiers du lapin chasseur que des Lapins crétins.
Les 60 ans et plus passeront de 15 à 20 millions d’ici à 2030, ressasse la statistique officielle. En 2060, ils frôleront le tiers de la population. Voilà le « marché porteur » que cherchait Antoine Moussier, solide trentenaire à barbe et cheveux ras, ex-responsable des achats chez un sous-traitant d’Airbus, pour entamer une seconde carrière. La filière économique couleur argent qui emballe à tous les coups le directeur d’agence bancaire. Or, les seniors, observe M. Moussier, appartiennent à cette « génération d’amoureux de la danse à deux », qui, dans son coin de Bretagne, pratique le thé dansant associatif sous néons de salle des fêtes ou, les jours fastes, l’« après-midi rétro » en boîte de jour.
Offrir en un même lieu la piste de danse parquetée avec orchestre et bar, les billards, baby-foot et flippers, les cabines d’esthétique, de coiffure, de massages et d’aquabike, les cours d’anglais et d’informatique, bref, toute la gamme des petits plaisirs pour retraités des deux sexes, ne peut logiquement pas relever de l’erreur d’investissement, pressent-il. Pendant six mois, il ratisse le Net, hante les salons professionnels. « Ce n’était pas l’idée du siècle, juste du bon sens, je me disais que je ne devais pas être le seul à y avoir pensé… » Au Salon des seniors, à Paris, il s’étonne. Tout tourne autour de la dépendance. « Les baignoires à porte, les télés à grosses touches… Mais que fait-on pour les moins de 80 ans ? A 65 ans, aujourd’hui, on est en pleine forme, on veut en profiter avant la perte d’autonomie ! »
Il lui faut « se résigner ». Il a bel et bien inventé un concept et un nom, qu’il dépose : L’Ile aux seniors. Paradis pour troisième âge. Un gros cube de béton, semblable à tous ses voisins de zone artisanalo-commerciale, ouvert tous les jours sauf le mercredi. Onze euros l’entrée avec consommation, pour le thé dansant. Huit euros sans. Sur les murs qui jouxtent la porte, des posters d’orchestres. « Romance », « Tendanse » ou « Tenue d’soirée ». Autant de messieurs guillerets en chemises roses ou rouges, accordéoniste au premier plan.
Marie-France Cogrel, 63 ans, déboule telle une tornade. Sourires, bises. Vite, changer de chaussures. « Obligé, ma petite dame, pour cinq heures de danse d’affilée ! » Du talon de 7,5 centimètres, avec feutrine en dessous. Rouge pour faire jeu avec la jupe patineuse version cuir noir, le petit haut en dentelle et l’argenté de la paupière. « Retraitée, veuve, hyperactive, surnommée France-salsa », elle se dit déjà grande fidèle du lieu, y retrouve des connaissances pour lesquelles elle défend les meilleurs fauteuils, tout près de l’estrade – il faut bien souffler. « Je refuse les invitations de ceux qui ne s’y connaissent pas parfaitement. La valse, faut savoir à l’endroit, à l’envers… Ah tiens, un paso doble, pardonnez-moi, je m’en vais le faire ! »
Dans le reflet des miroirs, sous de flatteuses lumières rosées, on danse souvent en ligne. Même la valse. Yvon Bréhelin les connaît toutes, « ces belles » avec lesquelles il évite de danser le slow. « Sinon, je drague. » Il tient à sa femme et à sa pétulante condition physique. L’ancien pompier presque septuagénaire, qui porte beau la chemise rayée, n’a jamais fumé ni bu. « Je m’en ressens aujourd’hui. Le docteur me dit que ce n’est pas sérieux, qu’il ne m’a pas vu depuis trois ans. J’ai même arrêté la mutuelle. Trente ans que je paie pour rien… Attendez, je suis obligé d’y aller, y a la petite Dominique de Saint-Brieuc qui m’attend », abrège-t-il, esquissant du poignet un moulinet de danseur de rock.
Au comptoir d’entrée, le patron de L’Ile aux seniors note l’abyssal écart entre « la génération précédente, qui donnait toute priorité à la famille et à la santé » et ces papy boomers, en pleine forme, qui pensent d’abord à se faire plaisir. « Ce sont les ex-soixante-huitards. Ils ont connu le disco et la révolution sexuelle, la civilisation des loisirs et les voyages. Ils veulent profiter de leur retraite, même si elle n’est pas grosse. Sans trop se poser de questions… »
Son affaire ne fait pas encore le plein. La centaine de personnes qui virevolte sur le parquet, trois fois par semaine, peut prendre ses aises. Le public cible a ses habitudes ailleurs, il n’en changera pas si facilement. Il faut aussi mener bataille pour attirer les meilleurs orchestres, ceux que suivent des cars entiers de fans. « Un Jérôme Robert qui vous remplit une salle de 600 personnes avait déjà vingt-deux dates en mai ! » Mais le bouche-à-oreille est bon. Et les activités démarrent une à une. D’autres sont programmées : réflexologie, cours de yoga, de taï-chi, parties de cartes, de jeux vidéo (les mamies, sait-il, adorent le bowling sur Wii), apprentissage d’activités à proposer aux petits-enfants par temps de pluie. A l’entrée des 1 300 mètres carrés de L’Ile, des producteurs (de vins, de voyages…) viendront bientôt tenir salon.
Dans ce qui s’apparentera à un ghetto doré pour retraités mieux lotis que les générations suivantes ? La question agace. Le danseur de tango, la tcha-tcha-tcheuse, qu’on se le dise, n’ont rien volé. Ils ont leur compte d’annuités, leur dose de soutien familial. Monique Tremaudan, blonde sexagénaire en gilet pailleté, « quarante-trois ans dans le secteur hospitalier », savoure son cinquième après-midi dansant. L’été, sa liberté, c’est le camping-car. L’hiver, elle s’échappe pour danser. « On s’occupe de nos parents de 84 ans, et des enfants. Notre fils avec ses deux petits, notre fille seule avec un bébé, qu’on a hébergée lorsque son mari l’a laissée tomber. Quand je fais les magasins, j’achète aussi pour les petits. On peut, on est propriétaires. Avec mon mari artisan, on s’est serrés quand on travaillait. Notre premier voyage à l’étranger, c’était Marrakech, à 55 ans. »
Pascale Krémer pour le M le magazine du Monde | 15.05.2016
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/m-perso/article/2016/05/15/l-ile-aux-seniors-paradis-pour-retraites_4919908_4497916.html#BplCmu64wgBRKFvr.99
Gens d'Ille et Vilaine, allez donc voir, cela manquait…