Souriez, vous êtes rassemblés !
Dans un village de 525 âmes, situé au sud du Québec, jeunes et moins jeunes se sont rencontrés et liés autour d’une initiative artistique. Zoom sur cette idée où photographier est synonyme de fédérer.
Par Emmanuelle Walter
Bernard a 84 ans et prend délicatement sur ses genoux une petite de neuf mois prénommée Charlotte. Cette dernière babille, sourit, agite ses fines boucles brunes. « Une belle fille comme ça, rigole Bernard, on n’en voit pas souvent ! » Ce moment, c’est la réédition d’une journée magique organisée cinq mois plus tôt dans l’église de Saint-Camille, en Estrie, dans le sud du Québec. Le village, déjà champion de l’innovation sociale, venait d’ajouter une corde à son arc : la photographie intergénérationnelle !
Sylvain Laroche, cofondateur de l’association le P’tit Bonheur, qui cimente Saint-Camille depuis 25 ans à coups de vendredis-pizzas, de concerts de rock et de repas communautaires, a eu l’idée du projet en réfléchissant à la meilleure manière de fêter les cent ans du doyen du village. Une idée toute simple, toute belle, dont les effets se sont révélés exponentiels : réunir pour 38 clichés les 38 plus âgés et les 38 plus jeunes du village. 38, parce que 37,9, c’est l’âge moyen à Saint-Camille ; et ce « 37,9 » est devenu le nom du projet, lui conférant une fièvre tout à fait appropriée.
Revitaliser le village
Mais au fait, pourquoi chercher à souder cette petite communauté ?
Au milieu des années 2000, l’école et le bureau de poste étaient sur le point de disparaître, il fallait augmenter et rajeunir la population. Saint-Camille frappe alors un grand coup en facilitant la construction de 25 maisons écologiques sur son territoire, à huit kilomètres du cœur de village, le long d’une rivière féerique.
Pour s’installer le long du « Rang 13 » (du nom de la route agricole qui jouxte les terrains), les candidats devaient s’engager à construire un habitat respectueux de l’environnement, et les projets agricoles et forestiers étaient favorisés. En échange, les futurs résidents se voyaient exemptés d’impôts locaux pendant deux ans et demi.
Le village, en pleine descente aux enfers démographique, est passé de 448 habitants en 2008 à 525 aujourd’hui, soit une hausse de 17 %, au lieu des 10 % initialement prévus.
Cependant, le risque était grand que le Rang 13, éloigné du bourg, ne se transforme en ghetto. Alors Le P’tit Bonheur, champion du lien social, et les nouveaux habitants eux-mêmes, ont réussi a contourné l’écueil en créant des emplois et des activités. 37,9 est arrivé comme la cerise sur le gâteau.
Des valeurs à partager
« Au début, je ne voyais que l’aspect photographique, se souvient Caroline, mère de trois fillettes dont la petite Charlotte. Après, j’ai compris le sens du projet. » Caroline et son conjoint, elle bientôt sage-femme, lui biologiste spécialisé dans l’étude des écosystèmes, sont précisément des « néos » du Rang 13. Bernard, ex-fonctionnaire au ministère de l’Agriculture, est au contraire un ancien du village. « On se connaissait un peu, on s’était croisés sur le parking de la banque, sourit Caroline. Mais là, il s’est passé quelque chose. »
D’abord, une rencontre entre les familles de chaque duo a été organisée quelques semaines en amont. Puis, lors des deux journées de prise de vues dans l’église transformée en studio photo, les aînés et les enfants ont échangé des cadeaux, des « dons » porteurs de sens : un cœur en pâte à modeler, un livre de contes, un jeune chêne à replanter…
Bernard, ébéniste amateur, a conçu un hochet composé de cinq anneaux en bois symbolisant les cinq membres de la famille de Charlotte. Lui a reçu un hibiscus, associé à l’idée d’« épanouissement personnel à toutes les étapes de la vie », explique Caroline.
« Extraordinaire »
Et le résultat ? Touchant, saisissant. Dans l’église du village, les photos imprimées en grand format sont accompagnées de courts textes qui permettent au visiteur d’identifier les familles et de connaître les « valeurs » de chaque participant : la bienveillance, la créativité, le travail manuel, le goût d’apprendre…
Une photo de dimension réduite côtoie la grande, où figurent fièrement les membres de la famille et les bénévoles qui ont accompagné le tout-petit ou la personne âgée. Sans oublier le ou la jeune photographe, tout sourire. Le bilan est « extraordinaire, on s’est tous rapproché les uns des autres », affirment ceux qui ont participé à 37,9.
« Sans le faire exprès, le lendemain de la photo, il y avait un référendum sur le sort de l’église, raconte Catherine, une bénévole. Il s’agissait de voter pour ou contre son utilisation lors d’expositions et d’événements. Pendant les journées de prise de vues, entre café et beignets, j’ai vu des gens opposés échanger leurs points de vue et se raconter leurs souvenirs de l’église… »
Et le « pour » l’a emporté.
37,9 : le mode d’emploi
* Territoire
Saint-Camille, village de 525 habitants dans le sud-est du Québec, à 40 minutes de Sherbrooke, ville universitaire de 150 000 habitants.
* Enjeu
Faire se rencontrer les natifs et les néoruraux, les aînés et les jeunes, dans un village pilote revitalisé.
* Contexte
37,9 est un des chantiers en innovation sociale animés par des universitaires et Le P’tit Bonheur, association culturelle et communautaire du village.
* Idée
Réunir le 24 juin, jour de la fête nationale du Québec, des personnes âgées, des tout-petits et de jeunes photographes locaux de 9 à 18 ans autour d’un projet photographique avec échange de dons. À noter, l’intercommunalité malienne de Dégnékoro à laquelle est jumelé Saint-Camille a mis en œuvre un projet similaire.
* Acteurs
L’association Le P’tit Bonheur, la municipalité et l’école primaire de Saint-Camille, la corporation
de développement économique, Kilabo (ONG du Mali), une trentaine de bénévoles, trois chercheurs universitaires.
* Financement
2 000 $ octroyés par la corporation de développement économique du village et la municipalité pour l’impression des photos sur tissu et le montage de l’exposition (1 380 €). Participation de deux salariés du P’tit Bonheur, sur et en dehors de leurs heures de travail, et de trois universitaires dans le cadre du Centre de recherches en innovation sociale de Montréal (CRISES). Engagement actif de neuf bénévoles et d’une vingtaine de bénévoles ponctuels.
* Calendrier
Six mois se sont écoulés entre la première réunion et la prise de vues dans l’église. L’impression des photos et la mise en place de l’exposition ont suivi, en moins de trois mois. Les photos ont été exposées au P’tit Bonheur puis à l’église au cours de l’automne. Elles vont maintenant circuler dans les villages partenaires du Mali. Un livre numérique contenant photos, textes et enregistrements audio est en cours de fabrication.
* Bilan
Rapprochement entre les habitants du village, encore plus important que celui espéré, notamment envers les personnes âgées. Sentiment de fierté pour l’ensemble de la population puisqu’au moins la moitié du village a été impliquée.
Publié dans le supplément du n°123 de la revue Village, printemps 2015
"Les bonnes idées de nos cousins québécois" : www.village.tm.fr
Trois conseils
de Sylvain Laroche, principal artisan de 37,9
• Il faut insérer ce type d’initiative dans des projets municipaux déjà existants, pour que ce soit plus facile à porter.
• La réalisation doit être légère, conviviale, agréable.
• Enfin, je conseille de rechercher des sponsors parmi les entreprises locales, ce que nous aurions dû faire
Le point de vue de Bernard Vachon
Le regain démographique que l’on constate dans de nombreuses communautés rurales est attribuable en grande partie à l’arrivée de jeunes familles, issues des milieux urbains, qui font le choix de s’établir à la campagne.
L’introduction de valeurs, d’attitudes, de comportements dans une petite communauté « tricotée serrée » peut être à l’origine de tensions préjudiciables aux avantages de la mixité intergénérationnelle.
La cohabitation harmonieuse des habitants du cru et des nouveaux résidants suppose, de part et d’autre, des efforts de rapprochement et de dialogue pour créer un climat de confiance et de compréhension mutuelle.
Le projet 37,9 de Saint-Camille est une belle illustration de cette prise de conscience de la nécessité d’établir des ponts entre « anciens » et « nouveaux » pour un meilleur vivre-ensemble.